Les grandes œuvres ont leurs petites histoires. Dans le cas du Maus d’Art Spiegelman, paru entre 1986 et 1991, la plus savoureuse reste sans doute la passe d’armes entre le New York Times et l’auteur du roman graphique. Agacé de voir son témoignage sur la Shoah placé dans le domaine « fiction », ce dernier avait en effet demandé qu’il soit déplacé dans la catégorie « non-fiction ». Ce à quoi l’un des éditeurs du journal lui répondit, par voie de presse : « Allons sonner au domicile de Spiegelman, et si une souris géante nous ouvre la porte, alors je serai prêt à considérer le livre comme tel ! »

Le quotidien américain changera finalement son fusil d’épaule. Mais la controverse est éloquente pour saisir l’impact inattendu de cet album inclassable, qui aura propulsé la bande dessinée dans une dimension nouvelle. Paru à une époque où les œuvres sur l’Holocauste n’étaient pas encore devenues un genre en soi, Maus a sidéré par son usage d’animaux pour mettre en scène le drame – des souris pour les Juifs, des chats pour les nazis, des porcs pour les Polonais, des chiens pour les Américains… Dans MetaMaus, un « making-of » publié en 2011, l’auteur explique qu’il a choisi cette représentation car elle fait écho à celle véhiculée par le IIIe Reich, figurant « les Juifs comme des rats, comme la vermine de l’humanité ». Une version animalière qui permet également au lecteur d’éprouver une empathie inédite devant le périple cauchemardesque des parents de Spiegelman, Vladek et Anja.

L’histoire débute avec leur rencontre, en 1936. Juifs polonais plutôt aisés, ils seront les premiers témoins de l’emprise grandissante du nazisme en Europe de l’Est, de la montée des persécutions, de l’angoisse qui s’installe dans la communauté hébraïque. Malgré leurs efforts pour résister à l’inéluctable, le piège se refermera peu à peu sur eux. Internés dans le ghetto de Sosnowiec en 1942, ils seront déportés deux ans plus tard à Auschwitz. Par miracle – et grâce à la débrouillardise de Vladek –, le couple survivra à l’horreur, pour mieux transmettre au fils la douloureuse histoire familiale.

 

Un journaliste allemand interroge l’auteur : « Vous ne trouvez pas qu’une BD sur Auschwitz, c’est de mauvais goût ? » Réponse de Spiegelman : « Non, en revanche, j’ai trouvé Auschwitz de mauvais goût »

 

Ce sera donc Maus, dont les premières pages sont publiées en 1980 dans Raw, la revue d’avant-garde que Spiegelman a créée deux ans plus tôt. Si l’auteur est déjà pleinement reconnu dans le monde de la BD underground, le succès de cette œuvre à part se fait d’abord en catimini. Il faut attendre l’édition du premier volume, en 1986, pour voir le monde éditorial se passionner pour cet album, qui ose employer un médium habituellement réservé au divertissement pour raconter un sujet aussi dramatique. Les -critiques fusent, y compris venant d’intellectuels juifs, qui déplorent la représentation victimaire et déshumanisante de la Shoah. Un journaliste allemand interroge l’auteur : « Vous ne trouvez pas qu’une BD sur Auschwitz, c’est de mauvais goût ? » Réponse de Spiegelman : « Non, en revanche, j’ai trouvé Auschwitz de mauvais goût. » Ambiance… Heureusement, les acclamations dominent : l’ouvrage s’écoule à trois millions d’exemplaires dans le monde et rafle même un prix Pulitzer en 1992 – le seul jamais décerné à un comic book.

Montrer la Shoah est un exercice périlleux, propice à une fascination morbide et au risque de l’« Holokitsch ». Le génie de Spiegelman, c’est justement d’avoir trouvé dans Maus une adéquation rare entre le sujet et son traitement. Le minimalisme du trait se met ainsi au service d’une narration intelligente, sensible, jamais complaisante. Et si les descriptions sont précises et documentées, du plan de Birkenau à la description des toilettes du camp, le propos se veut moins un manuel d’histoire qu’une retranscription fidèle de l’expérience individuelle de Vladek.

D’autant que Maus n’est pas qu’un livre sur la Shoah. Avec courage, cet album pose aussi la question de l’« après », du quotidien des survivants, de leur fragilité psychologique (la mère de Spiegelman se suicidera en 1968), du poids de l’Histoire et de la culpabilité qui pèse sur les générations suivantes – comme Keiji Nakazawa l’a fait quelques années plus tôt en racontant le Japon d’après la Bombe dans Gen d’Hiroshima. Spiegelman n’enjolive rien, s’attaque frontalement à ces questions avec lesquelles il se débat depuis l’enfance. De son père, il trace ainsi un portrait ambigu, as de la survie, certes, mais aussi raciste et radin incorrigible. En l’interrogeant longuement, sans doute espère-t-il s’en rapprocher. Pourtant, « Artie » n’est lui-même guère épargné par les doutes : comment rendre avec justice ce que son père a vécu, en dépit de leur relation troublée et conflictuelle ? Comment restituer l’indicible ?

Maus n’est pas qu’un livre sur la Shoah


Près de quarante ans après la publication de cet album magistral, l’héritage laissé par Maus est encore considérable. L’album aura été fondateur d’une approche nouvelle de la bande dessinée, dynamitant les codes graphiques et élargissant le fond des sujets abordés. Il aura ainsi permis l’éclosion d’une génération de dessinateurs, biberonnés à ses pages (Chris Ware, Charles Burns, Joe Sacco…). Quant à Spiegelman, il n’est pas resté l’homme d’un seul livre, en témoigne sa longue collaboration avec le New Yorker, dont son épouse Françoise Mouly est la directrice artistique depuis plus de trente ans – c’est lui, notamment, qui réalisera la couverture du magazine au lendemain du 11-Septembre, représentant deux tours noires sur fond noir.

Son nom, cependant, reste inextricablement lié à celui de son œuvre phare, dont il se dit toujours « hanté ». On le serait à moins. Entre réalisme et distanciation, vérité et médiation artistique, Art Spiegelman est parvenu dans Maus à retranscrire l’Holocauste avec une puissance et une sincérité rares. Ce n’est pas seulement l’une des bandes dessinées les plus impressionnantes qui soient. C’est peut-être également l’un des livres les plus importants, les plus implacables du xxe siècle. 

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