En Israël, questions pratiques, questions éthiques
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Membre du comité de rédaction du 1 hebdo, Sylvain Cypel a été directeur de la rédaction de Courrier international et correspondant du Monde à New York de 2007 à 2013. Il a longtemps vécu en Israël et a notamment publié L’État d’Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020). Spécialiste du Proche‑Orient, il a tenu du 10 octobre au 10 novembre 2023 une chronique pour faire part de son regard et de ses analyses sur l’évolution du conflit. Ces textes sont à retrouver en accès libre sur notre site Internet.
Et Donald Trump, le créatif transactionnel à l’imagination débordante, trouva la clé. Il saurait, lui, résoudre la « question palestinienne ». Sa méthode : « nettoyer Gaza » de sa population – selon ses propres termes – et offrir ainsi aux Gazaouis la possibilité d’un lieu de vie meilleur, mais ailleurs, dans quelques déserts, et aux dirigeants israéliens la « victoire » à laquelle beaucoup aspirent et que certains exposent désormais crûment, et qui consisterait à se débarrasser enfin de la présence des Palestiniens sur leur territoire. Une paix pacifique comme on n’en a jamais vu. Mieux ! Bientôt, les millionnaires américains pourraient jouir des plus belles plages de la Méditerranée (probablement agrémentées du plus grand casino du monde, idée promue par Jared Kushner, le gendre du bâtisseur Trump).
Comment y parvenir ? Il s’agit de régler ladite « question palestinienne » par le biais, comme on dit en Israël, d’un « transfert » des Palestiniens de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie – c’est-à-dire un déplacement sans leur demander leur avis et, au besoin, forcé. La phase suivante de ce « plan » n’est pas encore explicite, mais si cette expulsion est un succès, on peut imaginer, vu le soutien apporté par l’administration américaine actuelle à la politique israélienne en Cisjordanie et le souhait montant dans l’État hébreu d’un autre déplacement massif qui toucherait aussi les Palestiniens habitant ce territoire-là, que ce « transfert » ne se limiterait pas à Gaza. Pour un temps, la guerre ne serait pas finie. Mais une fois cette dernière expulsion mise en œuvre, ce serait une paix pour l’éternité. Peut-être même le prix Nobel de la paix pour son initiateur, qui sait ?
Si cette expulsion est un succès, on peut imaginer que ce « transfert » ne se limiterait pas à Gaza
Le « transfert » a une longue histoire dans le conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens. Un premier déplacement massif de population a été mené entre 1947 et 1950, lorsque plus de 85 % des Palestiniens qui vivaient préalablement à l’intérieur de ce qui allait devenir les frontières officielles de l’État d’Israël en furent évacués. Depuis, les Palestiniens l’appellent la Nakba, leur « Catastrophe ». Longtemps, Israël prétexta que cette population n’avait aucunement été expulsée, mais qu’elle était « partie volontairement ». Aujourd’hui, hormis quelques négationnistes, plus aucun historien sérieux ne nie la réalité de leur expulsion. Après la création d’Israël, le thème du « transfert » des -Palestiniens disparut quasi totalement du débat public. Ceux-ci, qu’on n’appelait alors pas encore par leur nom – on disait en Israël « les Arabes », ou aussi « les minorités » –, ne formaient plus, à ce moment, que 10 % de la population du pays. Le débat ressurgit dès les lendemains de la conquête par Israël, en juin 1967, de Gaza et de la Cisjordanie – des territoires auparavant gérés par l’Égypte, pour le premier, et par la Jordanie, pour le second. Mais cette idée de procéder à un nouveau « transfert » des Palestiniens vivant sur le territoire occupé par l’armée israélienne resta relativement marginale jusqu’à la fin des années 1980.
En décembre 1987, les jeunes Palestiniens se lançaient dans une insurrection contre l’occupation militaire israélienne, désignée aujourd’hui comme la « première intifada ». Dès 1988, un général en retraite, Rehavam Zeevi, créait un parti politique, nommé Moledet (« La Patrie »), qui se présentait explicitement comme le « parti du transfert ». Il ne conquit que deux sièges (sur 120) aux élections législatives. Mais bientôt, Zeevi entrait au gouvernement de coalition de la droite israélienne. Depuis, au sein de la société israélienne, l’idée de procéder à une nouvelle expulsion généralisée des Palestiniens de leur terre a crû régulièrement ; elle est de plus en plus perçue comme la seule « solution réaliste » à un conflit autrement « insoluble ». Dès lors, en Israël, des sondages ont commencé d’apparaître : « Êtes-vous favorable à un transfert des Palestiniens ? Oui, non, sans opinion » ; « Êtes-vous favorable à un transfert de toute la population palestinienne [autrement dit, y compris les Palestiniens citoyens d’Israël, qui représentent 21 % de sa population] ou seulement de celle de la Cisjordanie et de Gaza ? Oui, non, sans opinion »… Les résultats étaient variables, mais peu de gens contestaient la légitimité même de telles questions.
La société basculait, entre affres d’effroi et désir de vengeance
Au fil du temps, cette « solution » pour mettre fin au conflit se renforça régulièrement. L’idée d’un État « vraiment » juif, où les Juifs vivraient dans un entre-soi sécurisant et sécurisé, c’est-à-dire sans les indigènes, s’ancra progressivement, et, avec elle, l’espérance d’un nouveau « transfert » des Palestiniens. En 1991, 24 % des Israéliens se disaient favorables à la « solution du transfert ». En 2002, ses partisans étaient passés à 45 %. L’idée croissait d’année en année, comme une aspiration légitime – mais, pour beaucoup, irréaliste. Et le 7 octobre 2023 est advenu. La veille encore, Benjamin Netanyahou clamait à qui -voulait l’entendre que la « question palestinienne » ne se posait plus. Et voilà que le Hamas, le parti politique dominant à Gaza, renversait la table de la manière la plus épouvantable qui soit, massacrant par surprise 1 200 -Israéliens. La société basculait, entre affres d’effroi et désir de vengeance. Aujourd’hui, selon un sondage israélien du 4 février 2025 de l’Institut de politique du peuple juif, 80 % des Juifs israéliens seraient favorables au « plan Trump de délocalisation » de la population de Gaza. Parmi eux, 30 % estiment que ce plan « n’est pas réaliste », tout en déclarant qu’ils auraient « aimé qu’il le soit ». Seuls 3 % des Juifs israéliens jugent ce plan « immoral ».
Le « plan Trump » pour Gaza pour mettre fin à une guerre de cent ans suscite en effet deux types de réflexion : est-il réaliste ? est-il moral ? Jusqu’ici, le débat, du moins en Occident, semble centré sur sa « faisabilité ». Trump peut-il éluder le refus quasi général des États arabes, et parmi eux les principaux alliés de l’Amérique (l’Arabie -saoudite et l’Égypte) et leur imposer son bon vouloir ? Dans quelles conditions seraient expulsés les Gazaouis ? Si une partie massive des Palestiniens refuse de s’exiler, jusqu’où Trump entend-il aller pour leur imposer un départ « volontaire » ? Il y a d’ores et déjà plus de 47 000 morts à Gaza, dont une grande majorité de civils, et 111 000 blessés. Jusqu’où un second massacre de la population gazaouie serait-il envisageable ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions posées par des politologues et géopoliticiens qui se perdent en conjectures et restent pour la plupart circonspects, tant les obstacles à la mise en œuvre du plan Trump apparaissent multiples. Pour autant, parallèlement, beaucoup vantent l’aspect « audacieux » de ce projet.
On ne pourra pas dire que nous ne savions pas : Trump, comme Poutine, se soucie du droit international comme d’une guigne
Dans un article récent publié par la revue américaine Jewish Currents et intitulé « La banalité du mal », en référence à une formule célèbre de la philosophe Hannah Arendt, le politologue américain Peter Beinart s’interroge : comment expliquer que Yaïr Lapid, chef de file du courant laïc d’opposition et adversaire déclaré de la mouvance messianique, dont les rangs enflent en Israël, mais aussi fils d’un rescapé de la Shoah dont la famille a été quasi exterminée par les nazis à Budapest en 1944, comment expliquer, donc, que cet homme-là, interrogé sur l’idée d’expulser deux millions et demi d’êtres de Gaza, réponde qu’il la trouve « bonne » ? Et que son collègue à la tête de la mouvance centriste en Israël, l’ex-chef d’état-major et ministre de la Défense Benny Gantz, la juge « créative, originale et intrigante » ? Que faut-il comprendre ? Que l’idée d’un nouveau « transfert » des Palestiniens leur convient ? Qu’à tout le moins elle mérite réflexion ?
Mais ce n’est pas tant ce qui advient en Israël qui intéresse Beinart que les réactions des Américains au plan Trump. Lorsqu’Alan Dershowitz, célébrissime avocat américain, clame que l’idée de Donald Trump est « la première réflexion audacieuse et originale sur Gaza » et « ne peut être rejetée d’emblée », qu’en déduire ? Ce qu’il faut retenir de tous ces commentaires, et ils sont nombreux, tant en Israël qu’aux États-Unis, c’est qu’un franchissement de ligne rouge est assumé, que le soutien à Israël dans les modalités de sa guerre à Gaza a peut-être ouvert la voie à un changement implicite du contexte international, qui ne se limite pas au seul cas de Gaza. Ces réactions induisent qu’un aval est désormais accordé de facto à des pratiques tournant le dos au droit international, celui des conventions de Genève en particulier. Les « déplacements et transferts forcés de population » constituent, jusqu’à ce jour, un crime contre l’humanité, selon l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale des Nations unies, ont rappelé toutes les grandes associations de défense des droits humains – dans un silence assez pesant. Désormais, on ne pourra pas dire que nous ne savions pas : Trump, comme Poutine, se soucie du droit international comme d’une guigne.
Assistons-nous à un changement de paradigme, lequel ne traduirait pas tant un bouleversement profond du droit international que le fait qu’il devient légitime d’ignorer son existence ?
Certes, ce droit a été transgressé à de nombreuses reprises depuis la rédaction des conventions de Genève. Mais assistons-nous à un changement de paradigme, lequel ne traduirait pas tant un bouleversement profond du droit international que le fait qu’il devient légitime d’ignorer son existence ? Après l’Ukraine, Gaza. Le problème, c’est que contrairement à l’Ukraine, ce n’est pas un régime autoritaire (du moins pas encore), c’est un État qui se targue d’être « la plus grande démocratie au monde », l’Amérique, qui l’initie. Demain, qui nous préservera d’un État qui réhabiliterait l’esclavage, par exemple, au nom de la possibilité de fournir un emploi à ceux qui n’en ont pas, comme Trump justifie le déplacement de deux millions de personnes au prétexte de les aider à retrouver un lieu de vie moins difficile ?
Il y a quelque chose d’irréel dans le débat autour de la « faisabilité » du plan Trump, ou encore de sa « tactique transactionelle ». Un exemple : Michael Oren, ancien ambassadeur d’Israël à Washington, explique qu’il ne faut pas prendre Trump au mot, mais comprendre que ses propositions s’insèrent toujours dans un projet de transaction. Exemple, explique l’ancien haut diplomate israélien : « Trump peut dire demain aux Saoudiens : “Bon, je ne vais pas envahir Gaza, mais vous devez abandonner l’exigence de voir créé un État palestinien.” [...] L’important, ajoute-t-il, c’est qu’il vise à changer le discours sur Gaza. Et de fait, il l’a déjà changé. » C’est tout à fait exact : quels que soient ses motifs, le fait qu’on accepte de débattre à partir des nouvelles normes imposées par Trump est d’ores et déjà le signe d’une défaite à venir du droit et de la justice internationale.
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