– J’aimerais intervenir…
– On vous écoute.
– Je veux dire que j’aimerais pouvoir intervenir. Disons plutôt : que nous puissions intervenir.
– Vous parlez d’une intervention militaire ?
– Que pouvons-nous faire ?
– Quand vous dites « nous », vous parlez de qui ?
– Nous, la communauté internationale.
– Et vous, en tant que communauté organique et spirituelle, vous en tant que personne, que comptez-vous faire ? Si nous intervenons, êtes-vous prête à risquer votre vie ? Vous voulez intervenir dans le débat, mais pourriez-vous intervenir dans le combat ?
– Je ne suis pas soldat. Mais nous devons pouvoir faire quelque chose. Si nous ne faisons rien pour la Syrie, avec tout ce que nous savons… Je reçois tous les jours des témoignages par mail, quand Internet fonctionne, de mes amis restés en Syrie. Je vous les ai fait suivre. Vous les avez lus. Certains ont été publiés. Ils nous appellent à l’aide. Et que pouvons-nous faire ?
– Il faudrait déjà comprendre ce qui se passe exactement, qui est qui, qui fait quoi… La situation est si complexe. Dire la vérité, la décrire de manière juste, c’est ce que nous pouvons faire de mieux. Pour commencer.
– Ça sert à quoi de décrire une situation exacte, si on ne fait rien ? On ne peut pas se satisfaire de ça.
– Je comprends votre indignation. Mais si vous n’êtes pas prête à risquer votre vie pour obéir à cette indignation, avez-vous le droit de vous indigner, et d’exiger notre indignation ?
– Je n’aime pas votre argument. Ce n’est pas parce que nous sommes impuissants comme individus que nous devons l’être également comme communauté.
– C’est vrai. Mais communauté ou pas, à un moment, il faut payer le prix du sang.
– Que proposez-vous alors ?
– Dire les choses, pour commencer. Puis dire le droit. Le droit n’est pas la force, il ne suffit pas de le dire pour qu’il devienne réalité. Mais le droit se dit. Vous connaissez la différence entre possession et propriété ? Donnez-moi votre bague.
– Pour quoi faire ?
– Donnez-la-moi. Merci. À présent elle est en ma possession. Mais vous en êtes toujours propriétaire.
– Je ne comprends pas le rapport.
– Si je la jette dans l’eau, et qu’elle coule au fond de la mer… À qui appartient cette bague ?
– À moi !
– Mais vous n’êtes plus en sa possession. Vous avez le droit de la posséder, vous en êtes propriétaire, mais dans les faits, peut-être que vous ne la posséderez plus jamais. Propriétaire, mais dépossédée.
– Je ne comprends toujours pas.
– Le droit se dit. Et il faut dire le droit, même si dans les faits vous ne pouvez rien faire pour l’appliquer.
– Vous voulez dire que nous ne pouvons rien faire ?
– Je n’ai pas dit ça. Je dis qu’il faut commencer par dire.
– C’est peu.
– Et c’est beaucoup. Quand Hitler a envahi la Pologne, il n’avait pas le droit de le faire. Est-ce que dire qu’il n’avait pas le droit aurait suffi à l’arrêter ? Non, évidemment. Mais est-ce que ne pouvoir l’empêcher de bafouer le droit, lui donnait pour autant le droit de le faire ?
– Non, évidemment.
– Le droit est par nature impuissant. Il dit ce qui devrait être. Il ne garantit pas que ce qu’il dit pourra être. En particulier en situation de guerre. Le droit n’est pas la force, et ce qui fait l’impuissance physique du droit fait également sa puissance spirituelle. Là sont les racines de votre indignation.
– Tout cela est bien gentil, mais très théorique. Il y a des gens qui meurent, des enfants ! C’est terrible ! Dans quel monde vivons-nous ? C’est l’horreur…
– Je suis d’accord avec vous. Mais le monde le plus terrible serait celui où on ne pourrait même plus dire le droit, où même la théorie du juste n’aurait plus sa place. L’horreur absolue serait de ne même plus pouvoir dire les horreurs. Le premier combat se situe sur ce terrain-là. Vous avez vu les vidéos atroces sur Internet…
– Bien sûr. Je n’arrive plus à les regarder.
– Chacun met des films en ligne pour prendre le monde à témoin des horreurs commises par l’autre camp. Ce combat sur Internet est une guerre d’opinion. Chacun essaye de vendre à la « communauté internationale » sa version de la vérité. Et là, nous pouvons nous battre. C’est en tant que cibles de cette guerre d’opinion que malgré notre sentiment d’impuissance nous avons un point de levier. Puisque nous sommes pris à témoin par les belli-gérants, c’est que notre position de témoins a de la valeur.
– Vous dites ça pour me consoler ?
– Non. Je dis ça parce que c’est la vérité. Même si nous sommes loin, et que nous avons le sentiment de ne rien pouvoir faire, nous sommes touchés au plus près par les images et les récits que nous -recevons.
– Si loin, si près…
– Et si ceux qui se battent là-bas cher-chent à nous convaincre ici, tout ce que nous disons ici aura des conséquences là-bas.
– Me dire propriétaire de ma bague perdue ne m’en rendra pas la possession…
– Dire le droit ne suffit jamais. Mais ne pas le dire, c’est donner deux fois raison à la force.
– Je comprends. Vous me rendez ma bague ?
– Quelle bague ?

@opourriol

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