Il y a beaucoup de cerfs dans les forêts des alentours de Chicago. Ils ne se montrent le plus souvent que la nuit, car ce sont des créatures timides. Une nuit, je conduisais sur une route bordée d’arbres lorsqu’un énorme cerf a brusque­ment surgi devant moi. J’ai freiné de toutes mes forces, mais trop tard… Le choc fut violent, brisant mes phares et abîmant une bonne partie du capot. 

Quand la voiture de police est arrivée, je tentais encore d’ap­­peler une dépanneuse. Le policier m’a demandé : « Vous désirez l’emporter, monsieur ? Dans l’État de l’Illinois, une personne qui renverse un cerf a le droit de l’emporter pour en faire un festin – pourvu qu’elle règle l’amende, bien ­entendu ! »… J’ai répondu d’une voix rauque : « Pas question, non. » Même aujourd’hui, plusieurs mois après l’accident, je garde le souvenir du regard du cerf projeté dans les airs avant de tomber mort à terre. Ce regard disait : « Pourquoi m’as-tu fait ça ? » Je n’oublierai jamais ce regard de ma vie… Cerf, je suis désolé… Je suis désolé…

Ce que j’ai infligé à ce cerf, n’est-ce pas ce que le régime de Bachar al-Assad fait subir au peuple syrien chaque minute, chaque jour ? Les barils de napalm explosent sur la tête des gens – enfants, femmes, personnes âgées… Même les morts dans leur tombe sont bombardés sans répit… Comme si mourir une fois ne suffisait pas ! Les bombes prolifèrent et grossissent au-dessus des têtes… Elles se font mutuellement exploser… Qu’est-ce que l’enfer de Dieu en comparaison de l’enfer syrien ? Le monde observe… enquête… et condamne. Comme si cet endroit ne faisait pas partie de ce même monde… comme s’il était situé sur une planète aussi éloignée que possible de la Terre. Des millions de réfugiés sans abri se sont répandus de par le monde, des centaines de milliers sont morts ou blessés. 

Ce qui se passe en ce moment en Syrie est une guerre génocidaire, à l’ère des droits de l’homme et de la défense de la dignité humaine. Mais ce qui rend cette tragédie encore plus grande, c’est que le problème ne tient pas seulement au régime de Bachar al-Assad mais aussi aux obscurantistes apparus quelque temps après le début de la Révolution… ces extrémistes qui refusent catégoriquement tout point de vue autre, qui décapitent et mutilent parce qu’ils sont convaincus qu’ils ont raison et que les autres ont tort et méritent la mort ! Le peuple syrien est pris entre le marteau du régime et l’enclume de ces fanatiques. Une meule qui moud les humains et pulvérise les droits de l’homme… 

Quand les révolutions du Printemps arabe ont commencé en Tunisie, tous ont ressenti de la joie, de l’optimisme, de l’espoir. Tous ont pensé que le Citoyen arabe, dont l’énergie avait longtemps été anéantie par la tyrannie et l’oppression, avait enfin retrouvé sa conscience. L’annonce de la nouvelle révolution égyptienne est arrivée, cette conscience s’est propagée, comme si elle était devenue contagieuse… Après une famine de liberté, de dignité et de justice, la lutte commençait à porter ses fruits… Une révolution menée par de jeunes intellectuels… une immense vague de liberté qui portait haut le peuple… Mais petit à petit l’écume humaine et intellectuelle apparaît à la surface. Ce que vit la Syrie aujourd’hui, c’est un chaos destructeur… et une guerre civile, en plus d’une guerre sectaire. Le volcan du sectarisme, après un long sommeil, est entré en éruption… et a répandu son enfer sur le pays… Des bandes criminelles qui n’ont aucun rapport avec un bord ou l’autre de la lutte sont passées à l’action… Enlèvements avec demande de rançon et pillages en plein jour sont monnaie courante. Ce chaos est une réaction violente à de longues années de tyrannie, de répression, de soumission et de silence forcé. Si le silence face à l’oppression est insupportable pour les humains, alors il est naturel que la réaction soit elle aussi insupportable. Et cette réaction est partie pour durer. 

En ce moment, la farce de l’élection présidentielle ne fait qu’ajouter à l’ampleur de la tragédie. La porte a été ouverte aux candidatures électorales ; un certain nombre de gens se sont présentés car ils pensaient avoir la capacité et le pouvoir de mener le pays vers la sécurité ! L’un des candidats, dans ses tracts de campagne, disait : « Je suis honoré de me présenter comme candidat à l’élection présidentielle dans la Syrie d’al-Assad » !! L’inconscient de l’humain syrien est pénétré de l’idée que la Syrie est la Syrie d’al-Assad… Où que l’on aille, ce ne sont que bannières et photographies d’al-Assad père et d’al-Assad fils… bâtiments publics… écoles… lacs... aéroports… hôpitaux… rues… squares… tous au nom d’al-Assad… Cette famille est absolument convaincue que la Syrie est sa plantation privée. Et qu’elle inclut le peuple syrien, qu’elle a réduit en esclavage. Quand ce peuple a bougé et est entré en révolution, les al-Assad sont devenus fous de rage, comme un maître face à des esclaves rebelles. Mais ils ont oublié qu’ils ne sont pas les maîtres, et que le peuple n’est pas leur ­esclave. Au beau milieu du tourbillon de meurtres, de chaos et de destruction qui n’a pas ­cessé un seul instant, ­dévorant les hommes comme les pierres, ils parlent de réconciliation nationale et de dialogue, et la farce de l’élection présidentielle continue. Les candidats s’expriment devant des foules énormes, en sueur au beau milieu de cette vaste campagne de propagande sur la première élection libre, démocratique et pluraliste de l’histoire de la Syrie moderne ! Tout cela pour qu’à la fin, Bachar al-Assad gagne à 99,99 % des voix ! 

Et la tragédie ne s’arrêtera pas là. Même après la disparition du régime de Bachar al-Assad, les massacres, le chaos et les tueries ne cesseront pas, ils augmenteront à cause de l’écume humaine et intellectuelle qui veut ramener la Syrie à l’ère préhistorique, l’écume des eaux croupies et des marécages… Pour l’éradiquer, nous devons faire circuler ces eaux, pour qu’elles deviennent une source pure et scintillante à laquelle tous puissent boire sans craindre l’empoisonnement. En finir avec un chef d’État tyrannique ne suffira pas à nous apporter la sécurité et la paix. Il est plus important d’en finir avec le tyran qui vit en nous… ce tyran qui se détruit et détruit les autres. 

Traduit de l’anglais par CHARLOTTE GARSON

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