À mon père pour l’anniversaire
de sa mort, et aux intellectuels
de sa génération.

Quand j’ai appris qu’elle était en prison, tu es revenu à ma mémoire pour ne plus me quitter. Soudain, Ninâr n’était plus mon insupportable fille, et moi, je n’étais plus cette mère incapable de la comprendre. Soudain, Ninâr ­devenait l’avenir. Elle incarnait toute une génération à qui nous avions donné, pensions-nous, ce dont elle avait besoin pour faire son chemin. Ainsi va la vie : chaque génération transmet son héritage à la suivante. C’est ce que tu as fait avec moi, et ta génération avec la nôtre. À notre tour, nous avons transmis à nos enfants le silence, l’immobilité, la soumission au fait accompli que nous n’osions pas ébranler. Vous nous aviez légué la peur, nous leur avons légué la résignation. Mais ils n’ont pas voulu se résigner. 

Vous êtes revenus à ma mémoire, toi et tes compagnons que j’ai connus, réunis par ces défaites dont je sais si bien les effets, sur vous comme sur nous. Les morts, les malades, ceux qui se sont compromis. Votre révolution de 1963. Ce rempart à toute épreuve pour vous et votre pays. Quand ce mur de terre et de boue vous est tombé sur la tête, certains ont été salis, d’autres non, qui étaient plus purs ; mais les rescapés se sont retranchés chacun dans son refuge. Sans doute était-ce le choix le plus facile, à l’heure où les masses dansaient comme au carnaval en l’honneur du tyran, avec son uniforme kaki et ses lourdes bottes.

Comme toi, comme tant d’autres, j’ai choisi une voie solitaire de salut. Par peur, mais pas seulement. Par désespoir aussi. Comme vous sans doute, nous ignorions quels ravages subissaient nos âmes et nos consciences. Comment t’expliquer ce qui se passe maintenant ?

Comment le faire sans vous déclarer coupables – mais êtes-vous tous innocents ? Comment te dire que plus rien n’empêche les Syriens de s’entretuer, qu’on assassine son propre frère parce qu’il demande la liberté ? Tu serais si triste d’apprendre qu’entre les enfants de ta maison règne désormais la discorde, que des gens que nous connaissons bien ont fait disparaître leur conscience avec leurs vieux albums photo, accroché leur honte sur les murs, fiers de l’idolâtrer ? Te dirai-je mon amertume, ma déception de voir mourir les âmes de ceux que dans mon enfance j’ai aimés, et auprès desquels j’ai grandi ?

Le jour où j’ai appris l’arrestation de Ninâr qui manifestait pour la liberté, pour que le pouvoir cesse de tuer des enfants et des adolescents à Deraa, j’ai compris que je ne savais rien de Deraa. Le jour où la ville de Homs a soutenu Deraa, j’ai compris que de Homs, je connaissais tout juste les intellectuels. Le jour où Hama a soutenu Homs et Deraa, je me suis souvenu de Hama dans les années 1980, et j’ai noté que moi aussi, je disais « les événements de Hama », alors que ce fut bel et bien un massacre. Le jour où Idleb et sa région ont soutenu leurs villes sœurs, j’ai compris ­combien la jeunesse d’Idleb était mûre et lucide. Faut-il te parler de la banlieue de Damas, de la Ghouta ? 

Ainsi se déplaçaient les massacres, et à ma grande honte, il fallait qu’il y ait un massacre pour que je commence à connaître les enfants de mon pays. Plus grande honte encore, mes cousins, tes propres neveux, prenaient les armes contre leurs compatriotes, se justifiant par la peur. Cette peur, vous saviez que le tyran la plantait dans les âmes, et vous n’en avez rien dit, année après année. Toute votre culture n’a fait qu’alimenter cette peur. Sans laisser voir aucune solution, vous annonciez la catastrophe. La culture, diriez-vous, ne sert pas à trouver des solutions. Certes, mais plutôt que d’être réservée à une élite, ne devrait-elle pas rester à la portée de tous ? Votre élitisme vous a aussi permis de justifier votre inaction et votre incapacité à faire changer les choses.

Mais c’est l’histoire qui a gagné. Nos enfants, vos petits-enfants, ont refusé cet héritage boueux. Ils ont découvert la rue, et avec elle leur propre voix, ridiculisant nos idées, notre laïcité inconsistante, nos enfants athées ou croyants. Dans la rue, ils réclament la liberté pour leur vie future et pour ce qui reste de nos vies. Sortant des mosquées, des églises, des universités, des écoles, ils se rassemblent dans les souks, dans les bistrots, sur les places publiques et manifestent. Ils manifestent désarmés, sans rien d’autre que leur volonté, fiers de leur dignité. Si on les arrête, ils manifestent encore, et avant qu’ils s’endorment nous les regardons ; dans les pores de notre peau, nous gravons leurs moindres traits, nous cherchons à étreindre leur odeur pour avoir moins peur de les perdre. Ninâr a grandi, père. La gamine turbulente a grandi, elle a ­découvert la rue, sa propre voix, son avenir, elle m’a emmenée avec elle dans l’espoir que je rembourse ma dette de dignité ¬ ­envers moi-même, envers elle, envers la Syrie tout entière. J’aurais dû aller sur ta tombe, raconter cette histoire aux fourmis qui se faufilent entre les blocs de marbre froid. Mais je ne suis pas venue. Je craignais la réaction de nos cousins, tant ils ont peur de ma liberté et de celle de Ninâr. 

Paru dans le quotidien Al-Quds al-’Arabi, Londres, octobre 2011. Traduit par Houda Ayoub et Hélène Boisson.

 

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