La conquête spatiale semble avoir été mise en sommeil ces dernières décennies. Fait-elle aujourd’hui l’objet d’un nouvel élan ?

La communauté spatiale n’est pas restée inactive, mais il est vrai que les activités spatiales semblent s’être banalisées. Mis à part quelques missions européennes extraordinaires comme Rosetta ou le vol de Thomas Pesquet qui ont passionné le grand public, on ne relève que rarement les réussites spatiales. Le public s’est habitué à utiliser des données indispensables à son quotidien sans en percevoir l’origine, que ce soit à travers les satellites météorologiques, les transmissions satellitaires des télécommunications, Internet et la télévision, ou encore la géolocalisation. On ne se rend plus compte que la Station spatiale internationale (ISS) est habitée en permanence par six membres d’équipage et vole depuis vingt ans en orbite à quatre cents kilomètres au-dessus de nos têtes.

Mais on assiste aujourd’hui au retour d’un récit attractif pour le public. C’est sans doute lié aux mutations que connaissent nos activités spatiales. On emploie même l’expression New Space pour désigner l’émergence de nouveaux acteurs publics et privés, de nouvelles technologies, de nouvelles données, de nouveaux services et donc d’une nouvelle économie spatiale. L’accès à l’espace voit ses coûts réduits. L’espace est accessible à plus de monde.

Qui sont les principaux acteurs de la conquête spatiale ?

Les États-Unis, qui sont dotés d’un très gros budget, restent la grande puissance spatiale. Ils ont développé de longue date cette capacité à « faire faire » : la Nasa a notamment mis en place des partenariats commerciaux auprès d’entrepreneurs privés qu’elle a aidés à se développer, comme SpaceX d’Elon Musk ou Blue Origin de Jeff Bezos. Elle profite aussi de la dynamique des start-up technologiques ou digitales. La Chine est montée en puissance dans tous les domaines, dont le vol habité. Elle a même effectué une « première » dans l’exploration lunaire avec la sonde Chang’e 4, dont l’atterrisseur s’est posé sur la face cachée de la Lune en janvier. La Russie reste une grande puissance spatiale et l’Inde investit beaucoup sans maîtriser encore le vol habité.

En ce qui concerne l’Europe, et plus particulièrement l’Agence spatiale européenne (ESA), elle est très présente dans tout le spectre des activités spatiales, de la science et de l’exploration à l’accès à l’espace et aux applications. Sans doute doit-elle mieux mettre en valeur les succès obtenus et ses ambitions pour l’avenir. La conférence des ministres de l’Espace de l’ESA qui vient de se tenir à Séville a permis aux vingt-deux États membres de décider d’une stratégie globale et d’une ambition partagée. L’ESA a obtenu le financement qu’elle espérait pour l’ensemble des programmes proposés, à savoir plus de 14 milliards d’euros pour les cinq prochaines années. C’est une très bonne nouvelle. Ajoutez à cela l’important budget de la Commission européenne dans le champ des applications au service des citoyens, et celui des grandes agences nationales du continent européen – le Centre national d’études spatiales français, le Cnes, en particulier. Cela repositionne l’Europe au cœur du sujet.

Quelles sont les ambitions européennes pour les dix ans à venir ?

Les programmes sont désormais structurés autour de quatre grands piliers : les applications, d’abord, comme la météo, l’observation de la terre, la navigation-géolocalisation et les télécoms ; la sécurité et la sûreté « dans et depuis » l’espace ; les sciences spatiales et l’exploration ; et enfin, les moyens permettant de mettre en place ces trois premiers piliers, à savoir les développements technologiques, les lanceurs, le contrôle des opérations. L’Europe est un acteur qui a toute sa place dans ce domaine. Il reste à s’interroger sur la manière dont elle peut s’imposer comme tel. Elle a sa voix particulière, ses spécificités, ses valeurs d’ouverture et de diversité, son engagement dans la coopération multilatérale pacifique et ses talents scientifiques et d’ingénierie du meilleur niveau. Le domaine spatial est l’un des grands sujets pour lesquels on sait que l’on avancera plus vite et plus loin, si l’on unit nos forces. Les enjeux globaux de notre planète nous y obligent.

L’Afrique a annoncé la création de sa propre agence spatiale. Qu’est-ce que cela signifie ?

La baisse du coût d’accès à l’espace a effectivement permis à des États qui n’en avaient jusque-là pas les moyens d’entrer dans le jeu. De nombreuses petites universités africaines développent déjà des « cubesats », des satellites de très petite taille. Les données spatiales sont cruciales pour les politiques publiques, comme l’organisation du cadastre, du territoire, des politiques agricoles, entre autres. Pour un continent comme l’Afrique, qui a besoin de ces éléments de développement économique, le spatial peut être un levier considérable. Et l’Afrique se doit d’être attractive pour ses jeunes étudiants. Les Américains ont ce rêve de l’espace ancré dans leur esprit de conquête. En Afrique et en Europe, on a besoin de créer ou de recréer ce désir d’en être, ce désir d’exploration, pour se projeter avec optimisme dans un avenir à écrire.

Pourquoi est-il si important d’en être ?

Pour plusieurs raisons. L’espace, c’est d’abord des perspectives économiques. Si vous n’y êtes pas, ce sont les autres qui développent les services, innovent technologiquement, conquièrent les nouveaux marchés… Sur le plan géopolitique, si vous être incapable d’accéder à l’espace et d’obtenir des données par vous-même, vous devenez dépendant et perdez en autonomie de décision, donc en souveraineté. Or, ces données sont cruciales pour beaucoup de politiques publiques, en particulier dans le champ de la sécurité.

Mais l’espace est aussi un domaine porteur pour la connaissance scientifique, pour les prouesses technologiques, c’est le lieu du dépassement des limites, inspirateur de rêves. Je dirais donc qu’il est important d’en être également d’un point de vue sociétal. Notre jeune génération a envie de se dire qu’elle est actrice de demain. L’espace le permet. C’est une forme de soft power. L’Europe a ses valeurs et sa culture à apporter au devenir de l’humanité, voire à son expansion, en repoussant les frontières de l’inconnu. Pour moi, il est inconcevable de ne pas en être et j’espère que les jeunes Européens partagent ce sentiment.

Quelle est la faiblesse de l’Europe ?

Notre faiblesse, c’est peut-être de ne pas savoir raconter les histoires et de ne pas proposer un récit d’avenir pour lequel on ait envie de s’engager. Les Américains savent magnifiquement bien le faire, qu’il s’agisse de la Nasa ou d’Elon Musk. La puissance des outils numériques, des réseaux sociaux, des médias doit être mise au service du partage des informations, elle doit favoriser la participation de nouvelles communautés non spatiales, d’un public très large. Nous devons mettre en valeur avec fierté le récit des « premières » scientifiques ou technologiques : la mission Rosetta (première sonde spatiale à s’être mise en orbite autour d’une comète et à avoir posé un atterrisseur sur celle-ci), la mission LISA (premier observatoire spatial d’ondes gravitationnelles), les missions martiennes (le programme ExoMars d’étude de l’atmosphère de la planète)… ou des aventures incarnées par les chercheurs, les ingénieurs et les astronautes, bien sûr.

Cette année, les Américains ont beaucoup axé leur communication sur les femmes. Sont-elles réellement plus présentes qu’auparavant dans le domaine spatial ?

Aux États-Unis, lors de la dernière sélection d’astronautes de la Nasa, on atteignait effectivement la parité. En Europe, la féminisation du milieu spatial, comme celle de tous les milieux technologiques, est insuffisante. Dans l’aéronautique, les femmes représentent 20 % du staff. Chez les astronautes, on tombe à 10 %, un taux qui correspond également à celui des candidates. C’est le même que lors de ma sélection… en 1985 ! Les jeunes femmes limitent encore d’elles-mêmes leurs possibilités de carrière à cause de représentations erronées. Nous pouvons et devons contribuer à changer la situation. Il faut sans doute des modèles incarnant ces métiers. L’éducation, les médias doivent accompagner le déploiement de la diversité. Attention néanmoins à la manière de couvrir certains événements. Prenez par exemple l’épisode de la sortie extravéhiculaire réalisée récemment par deux astronautes femmes à bord de l’ISS : le sujet n’était pas que deux femmes « sortent seules » ; il aurait mieux valu souligner la performance physique et opérationnelle de Jessica Meir et Christina Koch. Soyons pédagogues plutôt qu’anecdotiques. Mais saluons ce succès qui nous inspire admiration et confiance.

Nous entrons dans une nouvelle décennie. Que peut-on en espérer ?

Sur le plan de l’exploration humaine, il faut que l’Europe se donne les moyens d’aller jusqu’au bout de ses objectifs. C’est ce que l’ESA a affiché lors de la récente conférence de Séville : continuer à exploiter de façon optimale l’ISS pour la science, participer aux missions lunaires en coopération, préparer des missions automatiques à la surface de la Lune et utiliser ces développements technologiques pour maintenir l’objectif de missions martiennes, d’abord automatiques puis habitées. Mais Mars reste encore difficilement accessible à l’homme, pour des raisons de radiations, d’autonomie, de durée de voyage : contrairement aux astronautes lunaires qui sont actuellement en entraînement, les astronautes martiens n’ont peut-être pas encore passé leur baccalauréat !

Quelle est l’utilité de tels voyages ?

J’ai parlé d’inspiration fédératrice pour l’Europe, mais il y a aussi, bien sûr, des intérêts plus tangibles. Pour s’installer de façon durable sur la Lune, il faudra trouver le moyen de stocker de l’énergie, de purifier l’eau, d’utiliser les ressources locales in situ… On parle désormais d’aller vers les pôles où se trouvent les glaces d’eau, d’où il sera peut-être possible d’extraire de l’oxygène et de l’hydrogène, donc des carburants. On va apprendre à utiliser le régolithe – la poussière lunaire – comme matériaux de construction. Ces problématiques sont les mêmes que celles auxquelles on fait face sur Terre. La Lune est donc aussi un terrain d’innovation qui peut nous aider à trouver des solutions nouvelles à des problèmes majeurs, à être plus responsables et créatifs pour nos enjeux terrestres. Vous voyez donc aussi apparaître des intérêts économiques de compétitivité. Comprendre la transformation de la planète Mars, déserte aujourd’hui, après avoir été si semblable à la Terre, est aussi essentiel. Que s’est-il passé ? Lutter contre le réchauffement climatique et explorer l’univers vont de pair. Il y a plus de cinquante ans, nous avons pris conscience de la beauté, mais aussi de la fragilité de notre planète grâce à l’espace ; c’est en continuant à l’explorer, le découvrir et mieux le comprendre que nous serons des humains terriens, digne équipage de notre vaisseau terrestre. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC et JULIEN BISSON

L’Agence spatiale européenne est une structure intergouvernementale coordonnant les projets spatiaux de vingt-deux États du continent : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Suède, République tchèque, Suisse. Elle emploie 2 200 personnes. Son siège se situe à Paris.

 

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