ILLKIRCH-GRAFFENSTADEN (Bas-Rhin). Debout sur l’estrade, Christina Giannopapa lève les yeux vers la grappe d’étudiants qui occupe l’amphithéâtre. La pièce est chaleureuse. Sur les murs habillés de bois, des posters du Système solaire côtoient des images satellitaires de l’Europe. « Qui parmi vous n’est pas ingénieur ? » lance l’intervenante, qui dirige le bureau des affaires politiques à l’ESA (Agence spatiale européenne). Plus d’un tiers de la classe lève la main ; parmi eux, un architecte, un biologiste, deux juristes ou encore un informaticien. Les élèves viennent d’Inde, du Kazakhstan, de France, de Chine, de Russie ou d’Amérique. Tous visent la même destination : l’espace.

Fondée par trois étudiants américains du MIT en 1987, l’International Space University (ISU) défend une philosophie particulière. Dans un contexte de guerre froide, les fondateurs estimaient que, si l’humanité voulait un jour quitter la planète, il était nécessaire de former la population selon des valeurs pacifiques qui facilitent la collaboration internationale aussi bien qu’interdisciplinaire. « Ils voulaient faire en sorte que l’espace ne soit plus uniquement le terrain de jeu des ingénieurs », raconte Juan de Dalmau, actuel président de l’ISU. Pour lui, cette philosophie est d’autant plus pertinente dans le contexte actuel où les besoins de coopération se développent à mesure que la compétition se renforce. « On peut dresser de nombreux parallèles entre l’espace et les océans, explique-t-il. Dans l’histoire, les océans ont été longtemps le théâtre de rivalités entre pays, mais aussi de collaborations à travers les échanges commerciaux. L’espace est en train de répliquer ce schéma en devenant plus accessible à ceux qui auparavant n’avaient pas les moyens d’envoyer un satellite ni même d’utiliser les données qui y étaient récoltées. »

Implantée dans la banlieue sud de Strasbourg, l’école privée a vu défiler près de 5 000 étudiants en trente ans. Au sein du master « études spatiales », des cours d’été sur neuf semaines et des formations intensives sur cinq jours se mêlent toutes sortes de profils : entrepreneurs, décideurs politiques, journalistes, artistes, scientifiques… Yi So-yeon, la première astronaute coréenne à avoir voyagé dans l’espace, et Jessica Meir, qui se trouve actuellement à bord de la Station spatiale internationale (ISS), sont toutes deux passées par cette université, qui propose une approche singulière. L’objectif du programme est d’étudier l’espace à travers un prisme aussi large que possible, du design au marketing, en passant par la géopolitique et l’ingénierie. « Notre particularité, c’est de ne pas en avoir », résume Chris Welch, directeur du master. En cette journée de décembre, une poignée d’intervenants extérieurs comme la Dr Giannopapa sont venus former les étudiants au droit spatial.

La promotion 2020, composée d’une quarantaine d’élèves, affiche une moyenne d’âge de 26 ans. La plupart d’entre eux rêvent d’espace depuis l’enfance. Supreet Kaur, ingénieure américaine de 30 ans, une étoile tatouée au poignet, aime raconter que son amour pour l’Univers s’est développé grâce à sa grand-mère indienne qui vivait dans un village sans électricité, d’où l’on pouvait observer le ciel sans difficulté. Chaque soir, avant d’aller dormir, celle-ci lui montrait les étoiles : « Elle me répétait que, sur chacune d’entre elles, un humain avait sa maison, se souvient la jeune femme. J’ai cherché la mienne avec une lampe torche pendant des années ! » Quant à Johan Bertrand, ingénieur français de 23 ans, c’est un documentaire sur le Système solaire qui a attisé sa curiosité pour le domaine spatial : « On y apprenait que le Soleil mourrait un jour, et ça m’a beaucoup contrarié », raconte-t-il. Il rêve désormais de concevoir des rovers, ces robots qui explorent les planètes.

À l’ISU, les étudiants arrivent avec des intérêts et des projets professionnels différents. Sarah Blyde, une chimiste néo-zélandaise de 27 ans, s’imagine un jour derrière le poste de contrôle d’une mission sur Mars. De son côté, Giuliana Rotola, juriste italienne de 27 ans, s’intéresse principalement aux questions éthiques que soulève l’exploration spatiale. Peut-on modifier le corps humain pour le rendre résistant au voyage spatial ? Un voyage sur Mars relève-t-il d’une mission suicide ? « Ces questions se posent pour des missions qui auront lieu dans cinquante ou cent ans, explique la jeune femme aux cheveux rose délavé, qui porte un fragment de roche serti en guise de collier. On prépare un monde que l’on ne verra probablement pas de notre vivant ! » Après sa formation à l’ISU, Mirandah Ackley, biologiste américaine de 23 ans spécialisée dans l’étude des micro-organismes, souhaiterait obtenir son doctorat en astrobiologie et travailler pour la Nasa en tant que chercheuse. Elle est particulièrement intéressée par « la manière dont la vie est arrivée sur Terre, les recherches autour de la vie extraterrestre, mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique ».

L’école impose aux étudiants de suivre l’intégralité des cours au programme, même lorsque les notions enseignées sont déjà parfaitement maîtrisées. En suivant un cours d’ingénierie, un ingénieur se rend ainsi compte du niveau de connaissance d’un architecte ou d’un juriste, et de l’effort qu’ils doivent faire pour comprendre les concepts de base. De son côté, le juriste doit savoir comment pense un ingénieur. Pour Juan de Dalmau, ce décloisonnement est indispensable pour envisager l’espace de demain car, « on s’en rend compte au quotidien, la barrière des disciplines est plus grande que celle des cultures ». Ces dernières foisonnent à l’ISU. Pas moins de vingt-trois nationalités différentes sont représentées cette année. Cet aspect est particulièrement apprécié par les élèves. Ancienne stagiaire à la Nasa, Supreet Kaur a choisi de rejoindre l’université pour cette raison. « En travaillant pour une agence gouvernementale aux États-Unis, je n’étais pas en mesure de collaborer et de tisser des liens avec des Chinois ou des Russes. Ici, on est en terrain neutre. » Cette neutralité a un prix : 25 000 euros l’année, dont environ les deux tiers sont pris en charge par des bourses octroyées par l’ESA, par l’eurométropole de Strasbourg ou par diverses fondations internationales. « L’ISU possède le statut d’association à but non lucratif, précise Juan de Dalmau. Tout bénéfice est réinjecté dans l’école. »

Pour la première fois cette année, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Elles représentent 60 % de la promotion. « On sait que c’est un choix qui se fait très tôt, c’est pourquoi on accueille les enfants des écoles alentour à l’occasion de portes ouvertes », précise Juan de Dalmau. L’université encourage également ses étudiants à développer des projets éducatifs à destination du grand public. Supreet Kaur en a fait son projet de fin d’année. Elle prépare plusieurs expositions sur les femmes dans l’histoire de la conquête spatiale. « Je veux parler directement aux jeunes filles parce qu’à un moment donné dans leur vie, quelqu’un les encouragera toujours à emprunter le chemin le plus facile plutôt que de briser des barrières », dit l’ingénieure, qui s’est d’abord tournée vers le domaine « moins intimidant » de l’aviation plutôt que de suivre directement les pas de son modèle, Kalpana Chawla, une astronaute américaine d’origine indienne. Comme elle, Supreet espère un jour voyager dans l’espace : « Je veux faire l’expérience de la microgravité, voir la Terre dans son entièreté, sans frontière », confie-t-elle, les yeux brillants d’excitation. C’est le rêve plus ou moins assumé de la plupart des étudiants. « Seul un faible pourcentage d’entre nous aura cette chance », reconnaît Sarah Blyde. Bientôt, des astronautes viendront partager leur expérience à l’ISU. Les étudiants attendent leur visite avec impatience. « Bien sûr, aller dans l’espace est de l’ordre du rêve, dit Giuliana Rotola. Mais ici, au moins, on rêve avec des informations concrètes ! » En attendant une éventuelle mission lointaine, les étudiants ont de quoi s’occuper l’esprit : « Qu’est-ce que la matière noire ? » « Qu’y a-t-il à l’intérieur d’un trou noir ? » « Qu’y avait-il avant le Big Bang ? » « Sommes nous seuls dans l’Univers ? » Autant de questions qui les tiennent éveillés la nuit. 

 

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