4 août 2002. Guantanamo. L’édifiant destin de Mohamedou Ould Salahi

Un Mauritanien est déféré à Guantanamo, sur l’île de Cuba. Les Américains y disposent d’une base qu’ils surnomment « Gitmo » et qui jouit d’un statut d’extraterritorialité. Quelque 750 internés s’y trouvent déjà. Mohamedou Ould Salahi, c’est son nom, est mis en isolement. Son « profil », distribué aux enquêteurs et aux geôliers, le décrit comme un ingénieur en électricité « hautement intelligent » et « membre clé d’Al-Qaïda ». Ould Salahi, qui n’a aucune part dans les attentats du 11-Septembre, va perdre à Guantanamo quatorze années et deux mois de sa vie. Il en est sorti le 17 octobre 2016 sans qu’aucun acte judiciaire n’ait jamais été produit contre lui. Dans « Guantánamo’s Darkest Secret » (« le secret le plus sombre de Guantanamo »), un long article publié dans le New Yorker en avril 2019 qui lui vaudra le prix Pulitzer, Ben Taub décortique le mécanisme de l’erreur judiciaire : comment se comportaient les Américains et comment ils pensaient. Tout y est du mépris pour le droit, de la cruauté des pratiques et des certitudes assises sur une ignorance crasse qui caractérisaient nombre des « agents spéciaux » chargés d’interroger les suspects. Mais pourquoi auraient-ils été différents de leurs chefs ? George Bush ne connaissait pas la distinction entre sunnites et chiites, et Donald Rumsfeld, son ministre de la Défense, pensait que les Afghans parlaient l’« afghan » (les deux langues officielles de leur pays sont le pachto et le dari, et il en existe d’autres).

En ce lieu de misère morale, tout ou presque était autorisé. Lorsque la Cour suprême américaine ordonna que soient modifiés plusieurs règlements – pour permettre, entre autres, d’autoriser les détenus à contester leur statut de « combattant ennemi illégal » devant les tribunaux civils américains –, l’administration Bush rétorqua que la Cour ne pouvait émettre un avis concernant un territoire non américain… Pendant ce temps, des êtres s’y suicidaient, d’autres perdaient la raison. Ould Salahi a vécu 5 800 jours dans cette « extraterritorialité ». Taub brosse le portrait d’un être d’une résilience inouïe, pour user d’un terme à la mode. Il a 31 ans lorsqu’il est incarcéré. Auparavant, il a été un jeune musulman passionné par l’exégèse coranique, puis attiré par le djihadisme par rejet de la corruption dans son pays. Il vit en Allemagne lorsque, en 1990, il part en Afghanistan « aider les moudjahidine ». Oui, il est passé par un camp d’Al-Qaïda. Mais revenu en Allemagne, il rompt dès 1992 avec cette mouvance. Quand, en 1999, il part au Canada, il voue sa vie à la connaissance (et pas seulement religieuse), pas à l’action violente. Après le 11-Septembre, les enquêteurs américains l’accuseront d’avoir été le « chef d’Al-Qaïda à Montréal ». Il comprendra plus tard pourquoi : torturé, Ramzi ben al-Shibh, un des financiers des attentats qu’Ould Salahi a connu plus de dix ans auparavant, avait déjà fourni beaucoup de noms à ses tortionnaires. Mais ceux-ci en voulaient toujours plus. Alors il leur a jeté en pâture celui d’Ould Salahi, entre autres.

Lorsque le 11-Septembre survient, Mohamedou vit à nouveau en Mauritanie. Arrêté à la demande des Américains, il leur est livré. Ceux-ci l’envoient en Jordanie, dans un des centres de détention clandestins que la CIA a ouverts, de l’Afghanistan au Maroc. Torturé, il est ensuite transféré à Bagram, une prison afghane épouvantable. « Où est Ben Laden ? » lui demande interminablement son interrogateur. Le 4 août 2002, il arrive donc à Guantanamo : matricule 760. L’isolement dans une cellule de quatre mètres carrés. Les cris permanents des gardiens. Les humiliations imposées par les IRF, les membres de l’Initial Reaction Force, une escouade spéciale de surveillance. D’abord il coopère, voulant convaincre les Américains de sa bonne foi. Il cesse après avoir été torturé. Puis, à bout, il signe n’importe quoi. Son premier avocat militaire démissionnera, déclarant qu’Ould Salahi avait peut-être été un jour un terroriste, mais que l’obtention de la totalité de ses aveux par la torture entachait la procédure de nullité. Surtout, les enquêteurs ne savent pas ce qu’ils cherchent, ne comprennent rien à Al-Qaïda. Robert McFadden, un agent du FBI qui travaille sur Al-Qaïda depuis des années, repartira effaré de Guantanamo : hormis un très petit groupe de cas identifiés, dira-t-il à Taub, les prisonniers qu’il avait vus « étaient pour l’essentiel des zéros (nobodies), aucun d’eux n’approchait l’interprétation la plus large possible du détenu de haute valeur »…

Finalement, comme Ould Salahi, après trois, dix ou même quinze ans de détention, 95 % des internés de ce camp ont été libérés au vu de l’inanité des faits reprochés ou de l’absence de preuves fiables. Pour ce qui touche aux attentats, ils étaient effectivement des « zéros » sans intérêt. L’histoire de Mohamedou Ould Salahi a fait l’objet d’un film, sorti en France le 14 juillet dernier (Désigné coupable, de Kevin Macdonald, avec Tahar Rahim). Il est fondé sur son journal, qu’il est parvenu à tenir entre 2002 et 2005.

17 septembre 2002. Washington. Une nouvelle doctrine de sécurité nationale

Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité nationale du président Bush, publie une nouvelle Stratégie de sécurité nationale des États-Unis, qui modifie radicalement le fondement de la politique étrangère américaine. Ce texte abandonne l’endiguement et la dissuasion, piliers de sa diplomatie, pour légitimer une nouvelle norme, la « guerre préventive », antinomique du droit international. Désormais, l’expression à la mode aux États-Unis, c’est « l’autodéfense anticipatrice »…

27 septembre 2002. Princeton. Bernard Lewis, ou le triomphe du néoconservatisme

Le Wall Street Journal publie ce jour un article d’opinion titré « Time for Toppling » (« Il est temps de basculer »). Traduire : d’aller renverser par les armes Saddam Hussein. Court, clair, l’article fait date. Car son auteur est Bernard Lewis, qualifié par certains de « plus grand orientaliste au monde ». « La question cruciale n’est pas comment ni par qui Saddam sera renversé, mais qui viendra à sa place », écrit-il en préambule. Certes, abattre le tyran peut mal se passer, mais il juge le risque très faible. Son pronostic : si l’armée américaine envahit l’Irak, « les scènes de joie dans ses villes dépasseront

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