Condoleezza Rice, l’amie Condi doit multiplier les missions impossibles

Alors qu’on demandait à George W. Bush pour quel candidat il a voté en novembre, Trump ou Biden, l’ancien président a répondu : « Ni l’un ni l’autre. J’ai inscrit le nom de Condoleezza Rice sur mon bulletin. » La mention de « Condi », devenue sa conseillère à la Sécurité nationale à l’orée de la quarantaine, puis sa ministre des Affaires étrangères, et la première personne noire jamais promue à ces postes, évoquait le bon temps ou le parti de Lincoln ne frayait pas tant avec les suprémacistes blancs. Mais il convoquait naïvement un mythe initial de sa présidence, celui de cette fille d’un pasteur et d’une institutrice du Birmingham raciste propulsée des ghettos de l’Alabama vers la Maison-Blanche et les cimes de la diplomatie ; une icône de la méritocratie, bûcheuse et parfois cassante, égayée par le glamour mystérieux de son célibat, thésarde russophone de l’université Stanford, experte de la puissance militaire soviétique et cousue jusqu’au cliché de valeurs américaines et de talents éclectiques.

Cette pianiste chevronnée, que ses parents avaient prénommée Condoleezza en souvenir du con dolcezza, « avec douceur », inscrit sur les partitions de musique de sa famille modèle, aimait donc autant Brahms que les Broncos, l’équipe de football américain de son adolescence dans le Colorado, et alliait une passion encyclopédique pour ce sport viril à sa grâce de jeune patineuse artistique à l’école Saint Mary de Denver.

Condoleezza Rice a décliné l’avenir présidentiel que lui suggérait son ex-patron. Enseignante à Stanford depuis son départ du gouvernement en 2008, elle a été nommée en novembre 2020 directrice du think tank conservateur Hoover Institution, confirmant son choix de vie : le huis clos feutré d’une l’intelligentsia républicaine, oubliée sous Trump, et ce qui va avec – les exposés rétribués 150 000 dollars dans des colloques pour entreprises, les jetons de présence dans les boards de multinationales californiennes.

Le dernier récit public et télévisé de son 11-Septembre date de la convention républicaine de 2012, quand elle racontait, dans une version expurgée, le moment où dans le bunker de la Maison-Blanche, elle avait approuvé ce matin-là l’ordre donné par Dick Cheney, en l’absence de Bush, toujours en vol entre la Floride et Washington, d’abattre si nécessaire un avion non identifié en route vers la capitale. L’histoire de son coup de fil à Vladimir Poutine, destiné à rassurer ce dernier sur la mobilisation générale des forces armées américaines, la campait aussi dans le rôle de l’impavide servante de l’État, garante de la raison dans une journée de chaos.

Le revers de sa médaille ? Richard Clarke, chef de l’antiterrorisme, l’avait alertée fin janvier 2001, cinq jours seulement après son entrée en fonction comme conseillère à la Sécurité nationale, de la menace, encore imprécise, d’une attaque prochaine d’Al-Qaïda sur le territoire même des États-Unis. Six mois durant, Clarke tentera en vain d’attirer l’attention de Condi ; et, a fortiori, du président dont elle tenait l’agenda, sur cette peur qui le rongeait. Elle montre plus de zèle ensuite à laver l’affront terroriste, misant sur sa crédibilité et une popularité qui dépasse celle de ses collègues de l’Administration, pour appuyer le grand mensonge des armes de destruction massive en Irak. Le 8 septembre 2002, au cours d’une interview à CNN lors de laquelle on la presse de questions sur l’absence de preuves formelles d’un smoking gun, un « pistolet fumant », démontrant l’existence d’armes nucléaires en Irak, elle répond sur-le-champ : « Il ne faudrait pas que le “pistolet fumant” soit un champignon atomique. » On ne lui a jamais pardonné ce trait de génie, qui a contribué à l’assentiment de l’opinion pour l’entrée en guerre, un summum de loyauté que lui a reproché des années plus tard Maureen Dowd, impitoyable éditorialiste du New York Times : « Condi ! écrivait-elle. Quand on vend son âme, ce n’est pas comme si on pouvait la récupérer au mont-de-piété. »

Retour en arrière : en 1990, Brent Scowcroft, conseiller à la Sécurité nationale de Bush père, repère cette spécialiste de l’Union soviétique en poste à Stanford et l’intègre à son équipe, peu avant l’implosion du régime de Gorbatchev. Durant leurs multiples réunions à Camp David, des liens de confiance et d’amitié se nouent entre la jeune femme, alors âgée de 24 ans, et le président. En moins d’un an, Condi devient la fille de la famille, invitée constamment dans leur résidence privée du Maine.

On ne s’étonne pas qu’en 2000, le clan Bush la débauche de Stanford pour lui confier la formation express aux relations internationales du fils George W. pendant sa campagne.

Nommée ensuite à la Maison-Blanche au poste qu’occupait Kissinger, l’amie Condi doit multiplier les missions impossibles : servir par ses connaissances de remède au complexe d’infériorité de Bush, assurer la synthèse et la discipline au milieu d’une coterie de faucons et de néoconservateurs ambitieux. Elle échouera.

Donald Rumsfeld, qui la méprise, et Dick Cheney, qui tente de l’écarter du premier cercle présidentiel, imposent rapidement leurs priorités. La conseillère, savante analyste d’une guerre froide révolue, conforte aussi le désintérêt du président pour la lutte antiterroriste.

Vingt ans plus tard, George Bush peut bien proposer au pays celle qu’il conçoit comme une version républicaine de Barack Obama. Mais il faudrait plus que son parcours, ou sa couleur de peau, pour qu’elle fasse consensus et réhabilite son parti. Rectrice de Stanford de 1994 à 2000, elle a surtout laissé le souvenir de coupes claires dans les budgets des départements de l’université, et d’une apparente indifférence aux programmes de soutien aux minorités dont elle avait elle-même profité dans sa carrière d’enseignante. Condoleezza Rice, prodige échappé de la ségrégation, soutenait l’idée que les Noirs, pour réussir, « doivent simplement se montrer deux fois meilleurs que les Blancs ». 

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