À New York, les anciennes tours jumelles ont laissé la place à des bassins. Sur les parapets de bronze qui les ceinturent, 2 983 noms sont gravés, en neuf ensembles : les victimes de la tour nord, celles de la tour sud, les morts du Pentagone, les équipages et passagers des quatre avions détournés, les personnes disparues en apportant les premiers secours, et les six victimes du premier attentat de 1993. À la demande des proches, ces noms sont disposés de manière à rappeler les liens qui unissaient les disparus entre eux, afin que familles, amis et collègues soient réunis dans l’hommage comme ils l’avaient été dans la vie ou la mort. Faire vivre la mémoire des victimes d’attentat est un défi. Leur rendre individuellement justice plus encore.

Après le 11-Septembre, certaines catégories de victimes ont accédé au statut de héros, comme les pompiers et policiers venus porter secours. Près de 441 secouristes sont morts en tentant de sauver ceux qui tentaient de s’enfuir. Devenus des héros, les pompiers de New York incarnent par leur sacrifice la résilience face au terrorisme. Tout comme, plus timidement, car morts loin des caméras, les passagers du vol 93 d’United Airlines : en provoquant le crash de leur appareil, en se sacrifiant, ils ont sauvé des vies. L’héroïsation ne va pas sans hiérarchisation : et pour ces héros-victimes médiatisés, combien de comportements héroïques resteront à jamais tus car ignorés ?

L’attentat de masse amplifie cette absence de reconnaissance. Sidéré par le nombre de victimes, le public ne perçoit pas leur singularité. Cela est d’autant plus insupportable pour les proches que les bourreaux, eux, sont nommés, montrés, individualisés. Leurs visages s’affichent à la une des médias, lorsque ceux des victimes, désincarnées dans des hommages collectifs, s’effacent derrière les bougies et les dessins, les fleurs et les slogans. Devenues symboles, les victimes d’attentats de masse semblent disparaître dans le collectif né de leur anéantissement. 

L’identification de tout un chacun à ces victimes se trouve ainsi favorisée. C’est le « Je suis Charlie » (2015), ensuite décliné, au rythme des événements, en « Je suis policier » et « Je suis Juif », parfois individualisé en « Je suis Clarissa » ou « Je suis Ahmed ». Pour la collectivité qui subit l’attaque, la victime est repère et élément de résilience. Mais le procès des attentats de janvier 2015 nous a rappelé que rescapés et proches ne vivent pas ces hommages de la même façon. Ceux de l’Hyper Cacher, par exemple, ont parfois dit se sentir oubliés par rapport aux victimes, plus connues et médiatisées de Charlie Hebdo. On peut toujours dire « Je suis » en toute sincérité, on ne sera jamais vraiment. 

En matière de prise en charge des victimes, aux États-Unis, le gouvernement a débloqué un fonds spécifique après le 11-Septembre, mais plus de la moitié des indemnisations versées le furent par des compagnies d’assurances, en fonction des contrats au nom des victimes. En France, le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et autres infractions (FGTI) a été créé dès 1986, sous la pression d’associations (SOS attentats) et de personnalités comme Françoise Rudetzki, elle-même victime d’un attentat en 1983. Il est financé par une contribution prélevée sur les contrats d’assurance de biens, symbolisant la solidarité de tous à l’égard des victimes.

Reste à les définir. Dans le cas français, les « primo-arrivants », c’est-à-dire les secouristes, ne sont pas inclus. Perçus comme des héros, ils demeurent statutairement en marge. Les notions de stress post-traumatique et de blessure psychique pénètrent progressivement la médecine militaire depuis la guerre d’Afghanistan ; en France, depuis 1992. La reconnaissance de ces blessures pour les victimes de terrorisme contribue à aligner leur prise en charge sur celle des militaires et victimes de guerre. À ce titre, le terrorisme est lu comme une violence de guerre en temps de paix.  

Il devient aussi objet mémoriel, sur le modèle des commémorations des victimes de guerre, comme au musée-mémorial de New York. Ces musées-mémoriaux, il y en a un à Oklahoma, en hommage aux victimes de l’attentat de 1995 (168 morts, 680 blessés), un à Oslo, à la mémoire des personnes assassinées à Oslo et à Utoya en 2011 (77 morts, 151 blessés). Un musée-mémorial aux victimes du terrorisme basque vient d’ouvrir à Vitoria, en Espagne. Un autre, de portée générale, sera inauguré en France, à Suresnes, en 2027. Des journées de commémoration se sont mises en place. Les présidents américains se rendent chaque année sur le site du crash du vol 93 avant de participer aux cérémonies du 11-Septembre de New York et de Washington. En Europe, le 11 mars, date anniversaire des attentats de Madrid de 2004, est devenu une journée commune d’hommage aux victimes du terrorisme.

La victime, qui se trouve au centre du processus de résilience collectif, dispose désormais d’un statut. Commémorations, hommages, indemnisations tendent à s’aligner sur ce que l’on faisait pour les victimes de guerre depuis 1918. Ce faisant, ces dispositifs définissent le regard de notre société sur le terrorisme et ses victimes. 

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