Pourquoi le terme de nationaux-populistes plutôt que celui d’extrême droite ?

Un certain nombre de ces mouvements appartiennent à l’extrême droite, mais en science politique, on considère que les formations d’extrême droite veulent renverser le système démocratique, quitte à user de moyens violents. Or les mouvements auxquels nous sommes confrontés ont intégré ces systèmes démocratiques, même s’ils aspirent à en bousculer les institutions. 

Et pourquoi pas « fascistes » ?

Parce que d’autres mouvements se revendiquent ouvertement de l’expérience de Mussolini comme CasaPound – qui défile à Rome en faisant des saluts romains –, voire du nazisme, comme Aube dorée en Grèce. Les mutations des formations telles que le RN en France – successeur du FN dont le premier trésorier était un ancien Waffen-SS – ou Fratelli d’Italia – dont la présidente Giorgia Meloni fut une militante néofasciste – posent des problèmes de dénomination. D’où le fait de parler de nationaux-populistes ou de droites radicales.

Que désignent ces deux vocables accolés de nationalistes et de populistes ?

Des formations caractérisées par une prééminence du nationalisme. On le voit avec la « priorité nationale » du RN – on pourrait aussi utiliser le terme anglais de « nativisme », qui désigne le fait d’accorder une primauté à ceux qui sont nés sur le sol national. Ces forces se définissent également par leur dimension populiste avec des appels directs au peuple, la création d’un ennemi politique, voire ethnique. Et par l’affirmation que l’ordre public est la priorité absolue.

Existe-t-il un populisme de gauche ?

La France insoumise est marquée par une dimension nationale et populiste avec l’affirmation d’une prééminence de la nation par rapport à l’Europe et un appel récurrent au peuple, mais sa conception de la nation est ouverte, notamment aux communautés étrangères, contrairement à celle des droites radicales. 

Qu’est-ce qui explique le succès politique de ces nationaux-populistes ?

Il est vrai que cette famille politique connaît une ascension, mais il faudra étudier les résultats du scrutin du 9 juin avec attention. Les intentions de vote sont certes très fortes en France, mais, en Italie, elles se situent à un niveau inférieur au résultat de 2019. En Pologne, Droit et justice (PiS) n’est plus dans une phase ascendante et, en Espagne, les intentions de vote pour Vox sont assez faibles. Cela dit, la dynamique est incontestable. 

« Moins que le chômage, ce sont les questions de pouvoir d’achat, d’accès à la santé et au logement, qui motivent les électeurs des droites radicales »

Comment s’explique-t-elle ? 

D’abord par l’expression d’une très grande défiance politique, dans chacun de ces pays, à l’égard des institutions nationales mais aussi européennes. La deuxième raison, c’est la situation sociale : moins que le chômage qui se situe à 6 % en moyenne dans l’UE, ce sont les questions de pouvoir d’achat, d’accès à la santé et au logement, de précarisation du marché du travail et d’inégalités qui motivent les électeurs des droites radicales. 

Et la troisième raison ?

Le rejet de l’immigration, des conditions dramatiques et des demandeurs d’asile. Nous sommes dans des sociétés de plus en plus diversifiées d’un point de vue culturel et ethnique, et cette diversification est mal perçue par une partie des Européens. D’autant plus que les modèles d’intégration, multiculturels ou laïques comme en France, sont en crise. Face à cette situation, les nationaux-populistes proposent un roman national tourné vers le passé.

Pourquoi placez-vous la question migratoire en dernier point ?

Les trois facteurs se combinent étroitement. Les nationaux-populistes ont convaincu des parts importantes de la population que l’immigration était à la source des désordres politiques et sociaux. Jusqu’à certains partis de droite et même de gauche, en Norvège et au Danemark – des pays qui ont accueilli énormément d’immigrés et de demandeurs d’asile. 

Ces formations mènent aussi campagne contre les politiques s’opposant au réchauffement climatique…

Oui, certaines de ces formations sont ouvertement climatosceptiques. D’autres, comme le RN, reconnaissent qu’il y a un problème climatique mais que les solutions adoptées – ils parlent d’« écologie punitive » – ne sont pas acceptables, car elles touchent surtout les plus démunis. En Italie et en Allemagne, les industries automobiles font partie des fiertés nationales. Les populistes martèlent leur refus du changement, et c’est ainsi qu’ils ont commencé à faire reculer une partie du Parti populaire européen (centre droit et droite) et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui avait porté la politique du Green Deal.

Les populistes d’Europe centrale présentent-ils une spécificité ? 

Il est vrai que le libéralisme culturel est plus présent en Europe occidentale que dans ces pays, on le voit en Hongrie, mais, en Pologne, Droit et justice a été battu après une élection qui s’est jouée en particulier sur la question clé du recours à l’avortement. Ces guerres culturelles ne sont pas réservées à l’Europe centrale. Des études américaines ont mis l’accent sur le cultural backlash, le « retour de bâton culturel » : un peu partout, des forces s’opposent à l’évolution des sociétés en défendant un mode de vie prétendument traditionnel, organisé autour des valeurs chrétiennes et de la défense de la famille « classique ». Et l’angoisse face à une démographie chancelante s’installe aussi dans les pays occidentaux.

C’est-à-dire ?

Le refus de l’immigration, principalement de celle venue de pays de confession musulmane, se couple avec le fantasme de la submersion démographique dans des pays où le déclin de la population est important. C’est vrai en République tchèque, en Allemagne, en Italie où la présidente du Conseil Giorgia Meloni insiste sur son triptyque « Dieu, famille, patrie ». C’est quelque chose que ne reprennent pas les populistes néerlandais ou le RN. 

Il y aurait donc plusieurs façons de s’opposer à l’immigration et à l’islam ?

Marine Le Pen le fait, dit-elle, au nom des règles de la laïcité et de la République, quand Giorgia Meloni s’y oppose au nom de la défense des valeurs chrétiennes, dans une idée d’affrontement des civilisations.

Et pourtant, Giorgia Meloni apparaît comme plus modérée ?

La présidente du Conseil italien a réussi une formidable opération de séduction. En arrivant au pouvoir, elle avait suscité des craintes, notamment parce qu’elle avait été favorable à la sortie de l’UE et de l’euro, mais, comme Marine Le Pen, elle a changé son discours et même négocié certains accords avec la présidente von der Leyen, en particulier concernant le pacte sur la migration et l’asile. On a fini par ne plus entendre que des éloges la concernant, ce qui me paraît assez dangereux.

Pourquoi ? 

À l’occasion de cette campagne européenne, elle a repris ses critiques de l’Union européenne qui, selon elle, prive les États membres de leur liberté, veut limiter l’usage des voitures, impose des rénovations énergétiques… Ses valeurs sont conservatrices, voire réactionnaires. Sur l’avortement, elle a permis aux associations « pro-vie » d’entrer dans les salles de consultation pour tenter de convaincre les femmes de renoncer à leur IVG. Elle s’est emparée de la télévision publique, la Rai, a placé ses fidèles à la tête des grandes institutions culturelles. Quelque chose qui fait penser à la mainmise d’Orbán en Hongrie – même si la démocratie italienne s’avère solide – jusqu’à sa volonté de réformer les institutions.

Les droites radicales ne prônent plus la sortie de l’UE mais une Europe des nations ?

Il y a effectivement une convergence pour tenter de redonner plus de place à la souveraineté nationale, refuser la mue de l’UE en puissance politique, la limiter à un strict minimum économique et maintenir la règle du vote à l’unanimité dont on connaît les effets paralysants. 

Sur quels sujets les forces d’extrême droite sont-elles divisées ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est un événement fondamental. Auparavant, la plupart de ces formations étaient prorusses même si Meloni était plus discrète sur le sujet. Elles admiraient Poutine, son nationalisme, son refus de l’islam et son autoritarisme. Beaucoup ont plus ou moins rapidement condamné l’agression russe. Mais, aujourd’hui, il y a ceux qui soutiennent résolument Kiev – c’est le cas de Giorgia Meloni ou Droit et justice en Pologne. D’autres s’opposent aux sanctions et à l’envoi d’armes à l’Ukraine comme le RN ou Salvini. Ces divisions reflètent la divergence entre les formations atlantistes, comme Fratelli d’Italia, et celles qui ne le sont pas, à l’instar du Rassemblement national.

Ces mouvements peuvent-ils s’unir alors qu’ils se divisent actuellement au Parlement européen entre deux groupes : d’une part, Conservateurs et réformistes européens (CRE), avec Fratelli d’Italia, le PiS, Vox, et, d’autre part, Identité et démocratie (ID), où siègent le RN et la Lega de Salvini ?

Cette alliance paraît difficile mais il faut être prudent, les choses bougent en ce moment. On l’a vu avec l’exclusion de l’AfD du groupe ID ou avec le congrès de Vox à Madrid qui a réuni, de visu ou par audio, des partis membres de CRE et Marine Le Pen. Giorgia Meloni a une stratégie claire : tenter de casser l’alliance centrale de la droite (PPE) et des sociaux-démocrates qui gouverne l’UE depuis des années (avec l’appui des libéraux et des Verts depuis 2019). Elle veut essayer de reproduire en Europe sa stratégie italienne de l’union des droites modérées et radicales en trouvant des accords entre la droite européenne du PPE et son groupe CRE, et même avec les rivaux d’ID. Subsistent de réelles divergences entre CRE et ID, notamment sur la guerre en Ukraine, mais nous verrons quels groupes vont se constituer après le 9 juin. Le scénario le plus vraisemblable, c’est le maintien de l’alliance actuelle, avec des points d’accord ponctuels entre le PPE et les Conservateurs et réformistes de Meloni, voire avec des votes communs avec ID sur les questions d’immigration ou de réchauffement climatique, et peut-être sur d’autres sujets.

L’Europe peut-elle devenir ingouvernable ?

Si, en plus de Giorgia Meloni et de Viktor Orbán et du nouveau Premier ministre néerlandais soutenu par Geert Wilders, le Vlaams Belang remportait les élections générales du 9 juin en Belgique et le FPÖ celles de septembre en Autriche, le Conseil européen devrait composer avec cinq gouvernements nationaux-populistes. Et, au sein du Parlement européen, les députés nationaux-populistes pourraient peser sur le choix des membres de la Commission, son président ou sa présidente. Nous entrons dans une période d’incertitude au moment où les enjeux n’ont jamais été aussi importants pour l’UE. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !