Quel a été le point de départ de votre enquête sur les électeurs du Rassemblement national ?

Cela fait maintenant de nombreuses années que la sociologie et les sciences sociales d’une manière générale s’intéressent à l’électorat d’extrême droite. La plupart de ces travaux ont mis en lumière le fait que le vote FN, puis RN, était avant tout un vote de classe – une classe qui se perçoit comme dominée d’un point de vue à la fois économique et symbolique. Si la dimension de classe est effectivement centrale pour expliquer le vote RN, on a parfois tendance à en faire le seul facteur, minimisant, voire omettant d’autres aspects, notamment le racisme ou la xénophobie. C’est pourquoi j’ai voulu explorer, à travers mon étude de terrain, comment ces deux facteurs sont intimement liés et corrélés.

Quelle est la base électorale de l’extrême droite ?

On s’est longtemps focalisé sur « la France des oubliés », celle des territoires délaissés, poussée vers le Rassemblement national par sa précarité et un fort sentiment d’abandon et de déclassement. Et c’est une réalité. Mais cette population ne constitue pas l’ensemble de l’électorat d’extrême droite, loin de là. J’ai choisi de me concentrer sur les électeurs RN du sud-est de la France, un bastion historique du FN puis du RN. C’est un territoire très attractif, qui n’est absolument pas délaissé. J’ai travaillé plutôt sur une population de classe populaire stabilisée et de petite classe moyenne – un électorat particulièrement visé par le RN. La base électorale du RN est donc en réalité, comme tout électorat, très diversifiée.

On peut tout de même identifier quelques points communs transversaux. D’abord, les préoccupations économiques : que ce soit dans la frange plus populaire, qui se sent en danger sur le marché du travail, ou dans la frange plus stabilisée, dont les attentes se situent plutôt sur le plan du logement, des impôts, des charges ou des aides sociales, la problématique économique est centrale. 

Ensuite, le diplôme. C’est la variable prédictible du vote RN la plus importante, plus encore que le niveau de revenus. Les candidats RN feront leurs meilleurs scores dans les populations de non-diplômés ou bien de titulaires de diplômes du type CAP ou BEP, et, inversement, ils n’auront presque aucun succès chez les populations qui ont un niveau supérieur à bac + 5. Dans une société où le diplôme est si important, disposer de faibles capitaux scolaires peut générer une forte incertitude sociale, une incertitude qu’ont en commun beaucoup d’électeurs lepénistes.

« Le RN est surtout nourri par un électorat de droite qui s’est progressivement radicalisé »

Le profil de ces électeurs a-t-il évolué depuis que le FN est devenu le RN ? 

Il y a des choses qui ne changent pas : la structure de l’électorat en termes de classes sociales reste à peu près stable. Les recrutements se font toujours davantage dans les classes populaires : employés, ouvriers, professions intermédiaires – et ce, de plus en plus massivement.

En général, le RN capte plutôt l’électorat de droite. Même si, au second tour de l’élection présidentielle de 2022, on a pu observer certains reports de votes de gauche vers l’extrême droite, au nom d’un vote protestataire anti-Macron. Mais selon moi, c’est plutôt l’exception qui confirme la règle : le RN est surtout nourri par un électorat de droite qui s’est progressivement radicalisé.

Le plus gros changement est sans doute la féminisation de cet électorat. Traditionnellement, dans tous les pays européens, le vote d’extrême droite est majoritairement masculin. Mais depuis 2012, en France, le vote féminin s’intensifie. Si bien que le fossé entre les genres qui existait auparavant au sein de l’électorat lepéniste s’est aujourd’hui complètement résorbé. 

Comment l’expliquer ? D’abord par l’« effet Marine » : elle apparaît plus moderne, moins viriliste que son père, Jean-Marie Le Pen, et a beaucoup joué dans la normalisation de l’extrême droite auprès des jeunes femmes. Mais il y a aussi des facteurs structurels : la précarisation croissante des emplois féminins – notamment dans le secteur du care, les soins d’entretien et de maintien de la vie –, ainsi qu’une inquiétude accrue sur la question de l’école et de sa dégradation, qui préoccupe davantage les mères que les pères. 

Observe-t-on des différences importantes entre les électeurs de Marine Le Pen et ceux de Marion Maréchal ou d’Éric Zemmour ? 

Le vote Zemmour a davantage concerné une fraction diplômée, politisée et bourgeoise de l’électorat – en particulier la bourgeoisie économique et les catholiques pratiquants. Une population traditionnellement à droite, pour qui Zemmour a servi de « sas de familiarisation » au vote d’extrême droite. En effet, si l’on regarde l’élection présidentielle de 2022, on observe un report massif des voix accordées à Zemmour au premier tour vers Marine Le Pen au second. Comme me l’a dit l’un des enquêtés sur mon terrain, « Zemmour et Marine, c’est le même bonbon dans un emballage différent ». Le choix de Marine Le Pen est la suite logique d’un vote pour Éric Zemmour, surtout face à Emmanuel Macron.

Quelles sont les principales motivations du vote à l’extrême droite ? 

Depuis plusieurs années, deux thématiques émergent : le pouvoir d’achat et l’immigration. On a tendance à les hiérarchiser, en observant d’une année sur l’autre que la motivation « pouvoir d’achat » dépasse celle liée à l’immigration, ou inversement. Mais, pour moi, ces deux facteurs sont les deux faces de la même médaille. Et cela apparaît clairement lorsque l’on parle avec ces électeurs. Pour la majorité des personnes que j’ai interrogées, l’immigration est en effet une problématique avant tout économique. Pour la frange la plus précaire, ouvrière, frappée par la désindustrialisation et menacée par le chômage, c’est le discours selon lequel « les immigrés prennent nos emplois » qui prévaut. Dans la frange plus stable, inquiète pour ses impôts, on pense plutôt que « les immigrés ne travaillent pas et siphonnent les aides sociales ». 

La grande force du RN, c’est de mobiliser ces deux discours, apparemment contradictoires, pour capter différents électorats. On se souvient du slogan du FN dans les années 1970 : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop. » On peut le comprendre dans deux sens : ce million de chômeurs, ce sont des immigrés qui ne travaillent pas, ou bien, à l’inverse, il y a un million de chômeurs à cause des immigrés qui travaillent et qui par conséquent « volent » l’emploi des « travailleurs français ».

Par ailleurs, lorsque le RN parle de « préférence nationale » (ou, aujourd’hui, de « priorité nationale ») et de réduction des flux migratoires, il présente cela comme une mesure économique. C’est pourquoi je pense que, pour une grande partie de l’électorat d’extrême droite, l’immigration est une problématique pleinement économique, qui recouvre des préoccupations très matérielles.

Il y a tout de même une dimension identitaire au vote d’extrême droite ? 

Bien entendu. Tout est imbriqué. S’il y a un rejet de l’immigration et une expression de la xénophobie, c’est aussi en raison d’une peur de devenir minoritaire, y compris chez soi. C’est une inquiétude très forte, qui se matérialise par une forte suspicion envers les personnes identifiées comme « autres ». J’observe aussi l’émergence de la conviction que l’autre, en l’occurrence le musulman, aurait une sorte d’intention cachée contre la France et les Français. Avec parfois une mécanique presque conspirationniste, qui a des traits communs avec l’antisémitisme ou l’homophobie.

Ces électeurs se trouvent-ils des affinités avec les autres leaders d’extrême droite dans le monde ? 

Les préoccupations restent essentiellement nationales, et il y a peu d’intérêt pour les autres pays. La personnalité étrangère qui revient peut-être le plus souvent dans les échanges est celle de Trump, mais il fait office de repoussoir, il est associé à la folie et à l’instabilité. En cela, on le compare souvent à Jean-Marie Le Pen, pour mieux souligner un contraste par rapport à sa fille, qui va plus incarner l’apaisement, l’ordre et la stabilité.

Le vote d’extrême droite est-il aujourd’hui assumé publiquement ou bien tenu secret ?

Cela dépend du milieu social et du territoire. Dans toute une partie de la population, le vote RN continue d’être tabou, illégitime, honteux. Il y a encore 50 % de la population qui estime que le RN est un danger pour la démocratie ! Mais c’était 75 % il y a vingt ans. La normalisation fait donc son chemin.

Dans certains milieux, le vote RN fait désormais partie du quotidien. C’est le cas dans beaucoup de territoires du sud-est de la France où j’ai réalisé mon enquête. Il y a dorénavant de nombreux élus RN qui font partie du paysage. Le vote RN est devenu légitime. Les électeurs peuvent avoir conscience que c’est un vote stigmatisant, mais ils savent qu’ils ne sont pas seuls et que beaucoup pensent comme eux – les résultats électoraux le prouvent. C’est maintenant une expérience partagée.

Finalement, qu’est-ce que ces électeurs ont d’ordinaire ?

Les électeurs d’extrême droite – et je parle des électeurs, et non des cadres du parti ou des militants – se vivent eux-mêmes comme des gens ordinaires, des « Français moyens ». Ils ne se présentent pas comme des extrémistes radicaux, ils ne sont pas idéologues, ils ne sont même pas fortement politisés. En cela, ils sont « ordinaires ». Leur vote ne vient pas des marges, mais de la norme, une norme qu’ils perçoivent comme étant menacée. Et je pense que, d’un point de vue scientifique, épistémologique, c’est ainsi qu’il faut les étudier : non comme s’ils étaient des électeurs pathologiques, marginaux, aux comportements politiques extrêmes, mais justement comme des « gens ordinaires », qui nous disent quelque chose de la norme. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

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