1 – J’avais quinze ans et j’étais comme fou : indigné, blessé, torturé par cette Rue Montorgueil peinte par Claude Monet un jour de 14 Juillet. Une telle débauche tricolore sous le pinceau de mon peintre préféré, un pareil foisonnement de cocardes et de drapeaux tourmentait le jeune mondialiste que j’étais (fréquentant au lycée des camarades trotskistes ou maoïstes qui voyaient dans la nation l’abomination même, avec son armée toujours prête à déclencher le fameux « coup d’État fasciste »). Je haïssais le drapeau mais, curieusement, tout ce que j’aimais, tout ce qui m’enchantait et rendait ma vie meilleure avait déjà, sans que je m’en rende compte, un caractère profondément français : les paysages de Monet, les harmonies de Debussy et Ravel, les comédies de Molière ou de Marcel Aymé, la poésie de Verlaine ou de Mallarmé…

2 – Même par la suite je n’ai jamais eu la passion du drapeau. Les moments patriotiques que certains souhaitent rétablir à l’école républicaine me paraissent un peu ridicules. Mais j’ai appris à aimer une certaine idée de la France pour tout ce qu’elle représente : une langue, un esprit, un goût, un style de vie, une histoire, des paysages, autant d’aspects encore présents dans notre vie concrète. J’ai découvert aussi que ce style français, où je me reconnaissais toujours davantage (cependant que beaucoup prétendaient l’éradiquer au nom de la modernité), était l’un de ceux qui font la beauté du monde et sa diversité si préférable à l’uniformité. Comme le disait Lévi-Strauss : « Chaque culture se nourrit de ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut qu’elle y mette une certaine résistance. Faute de quoi, rapidement, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. »

3 – Au XIXe siècle, l’idée de nation se confondait avec un mouvement de libération permettant à des peuples et à des cultures – souvent indissociables d’une langue – de s’émanciper des empires. La nation était romantique et poétique. Au XXe siècle, les deux conflits mondiaux ont fait de la nation un repoussoir conduisant les responsables politiques à condamner tout ce qui pourrait rappeler le nationalisme. La construction européenne – cette usine à gaz capitaliste vouée au marché, au libre-échange et aux normes communes – s’est ainsi apparentée à la construction d’un nouvel empire au sein duquel les cultures nationales se voient menacées dans leur caractère comme dans leur souveraineté politique, confisquée par une administration lointaine. La communauté européenne de ma jeunesse n’était pas forcément incompatible avec la coexistence de nations qui prétendaient partager certaines valeurs. L’Europe du XXIe siècle, assimilée à l’Otan, s’exprimant en globish, ferraillant contre la Russie, s’est transformée en machine à étendre partout un même modèle d’inspiration états-unienne, tout en ranimant les antagonismes entre des peuples aux intérêts divergents. C’est pourquoi il faut à nouveau s’en émanciper.

4 – Un jour un ami, partisan de l’UPR (le parti du très souverainiste François Asselineau), m’a entraîné à un meeting où je me suis étonné de découvrir un public nombreux et divers : hommes et femmes de tous âges, de toutes origines et de tous styles, loin de la « France moisie » dénoncée par certains. Je ne suis pas moins ravi lorsque des jeunes gens modernes – qui parfois s’appellent Kevin – me disent partager mes propos sur la France et sur l’Europe. Pourtant le clivage de mes quinze ans structure toujours les esprits : d’un côté, ce lyrisme ardent qui prône un monde sans frontière et dénonce les nations en voie de disparition ; de l’autre, un camp souverainiste systématiquement réduit à une droite extrême, ringarde ou complotiste… quand il faudrait imposer l’idée d’un souverainisme branché, vif, moderne, ringardisant ceux qui croient encore aux bienfaits de l’utopie mondialiste.

5 – Les causes qui me sont chères perdent toujours (je devrais sérieusement m’interroger sur ce point). Celle-ci n’a probablement pas plus d’avenir que les autres. Je continue pourtant le combat, sinon dans la sphère politique, du moins dans les détails de la vie quotidienne où se niche aussi notre « souveraineté », souvent abandonnée par les Français eux-mêmes : quand l’anglo-américain et ses tournures envahissent chaque jour davantage la langue et les mœurs ; quand nous laissons façonner nos cerveaux par la Silicon Valley ; quand nous changeons notre façon de manger, de nous promener, de nous divertir, pour devenir chaque jour un peu plus mondialisés… C’est aussi cette singularité-là qu’il faut défendre et reconquérir jour après jour par nos actes, nos mots, nos lectures.  

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