Le concept de « souveraineté économique » est souvent utilisé pour justifier la mise en œuvre de politiques industrielles ciblant certains secteurs ou certaines entreprises, sur la base d’arguments géopolitiques – c’est le cas, par exemple, du soutien aux secteurs de la défense mis en place par la quasi-totalité des grandes puissances économiques. Concept plus politique qu’économique, il étend les outils de la stratégie internationale à l’économie. Mais les arguments en faveur du souverainisme économique peuvent aussi cacher une demande de protectionnisme, qui ressurgit régulièrement dans les périodes de crise. L’exemple typique est celui de la crise de 1929, qui a donné lieu à des pics tarifaires très importants aux États-Unis puis en Europe. Plus récemment, les tensions protectionnistes ont augmenté après la crise de 2008, culminant avec le vote du Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche et la guerre commerciale sino-américaine qui a suivi.

Aujourd’hui, Bercy et le gouvernement mettent en avant une forme de souverainisme, tout en défendant l’idée selon laquelle on peut y recourir sans protectionnisme. Pour cela, les arguments en faveur de la souveraineté économique sont étendus à de nouveaux domaines : le numérique, dont la maîtrise contribue à la cybersécurité de notre nation ; ou encore la santé, présentée comme un bien public à préserver, y compris en garantissant une production domestique pour s’assurer contre des chocs éventuels… On évoque aussi souvent l’agroalimentaire, comme l’a montré en janvier le véto mis par Bercy au rachat de Carrefour par le québécois Couche-Tard, au nom de notre sécurité alimentaire. Ici, la frontière avec le protectionnisme est plus poreuse, puisque l’agroalimentaire est un avantage comparatif historique de la France sur les marchés internationaux. Enfin, les appels à la relocalisation concernent également les intrants dits « critiques » dans les chaînes de valeur industrielles, qui peuvent constituer des éléments clés de la compétitivité – ainsi les pénuries en semi-conducteurs qui frappent les constructeurs automobiles.

Il est tentant d’étendre la notion de souverainisme économique à des domaines pour lesquels on a des avantages comparatifs. Chaque pays va chercher à soutenir ses champions nationaux ou à en faire émerger de nouveaux, comme l’Europe l’a fait dans l’aéronautique. Le jeu d’équilibriste de la politique économique repose ici sur la capacité à stimuler la productivité du tissu économique, tout en préservant un environnement concurrentiel qui garantit que les gains de productivité vont effectivement bénéficier au plus grand nombre. De nombreux travaux portent aujourd’hui sur les superstar firms, ces multinationales qui dominent très largement les marchés mondiaux. Si l’émergence de très grosses entreprises peut être la conséquence naturelle d’un environnement mondialisé très compétitif, qui pousse à produire à grande échelle, elle peut aussi donner lieu à des situations de quasi-monopole pour des entreprises qui vont alors maintenir des niveaux de prix élevés sans effort d’innovation important. Les travaux de Thomas Philippon étudient par exemple ces entreprises superstars en comparant la situation aux États-Unis, où elles auraient accaparé des rentes de monopoles importantes, et en Europe, où une politique de la concurrence plus proactive aurait joué un rôle modérateur.

Ce jeu d’équilibriste autour des politiques industrielles n’a pas de solution simple. Mon avis, détaillé dans une récente note du Conseil d’analyse économique coécrite avec Xavier Jaravel (« Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? »), est qu’il faut des politiques publiques transparentes, affichant des critères objectifs et des cibles claires permettant une évaluation ex post (après coup) de l’efficacité de l’utilisation de l’argent public, pour éviter son détournement vers des intérêts strictement privés. Nous étudions plus précisément les questions de vulnérabilités dans les chaînes de valeur que j’évoquais plus haut, et nous proposons des critères statistiques permettant d’identifier des produits qui se caractérisent par des dépendances fortes vis-à-vis du reste du monde, et dont l’offre est très concentrée à l’échelle mondiale. C’est le cas par exemple, dans le domaine de la chimie, d’un certain nombre de principes actifs de médicaments, de certains composants de terres rares, ou encore de composants pour les industries automobile ou électronique. Nous discutons ensuite des différentes stratégies qui peuvent être combinées pour réduire ces dépendances, le soutien à la relocalisation étant un outil parmi d’autres qui ne devrait être privilégié que lorsque des solutions moins coûteuses, comme la constitution de stocks, ne sont pas envisageables.

Les questions relatives au souverainisme économique vont sans doute occuper une place centrale dans les débats de la prochaine élection présidentielle. Les critiques adressées à la mondialisation sont nombreuses et légitimes. Il y a un problème de partage des gains de la mondialisation dans les pays riches, qui tient à la fois à l’incapacité à taxer les gagnants et à l’absence de soutien efficace accordé aux perdants. L’arrivée sur le marché de nombreux biens manufacturiers produits dans des économies émergentes a généré des gains de pouvoir d’achat très substantiels mais diffus, car partagés entre tous les citoyens, tandis que les destructions d’emplois directement attribuables à la concurrence des économies émergentes sont concentrées sur certaines industries et dans certaines régions. Si le constat fait consensus, les solutions sont plus débattues. Les travaux de Dani Rodrik, professeur à Harvard, montrent que les réponses politiques reposant sur des mesures protectionnistes reçoivent un soutien des ménages beaucoup plus fort que d’autres, quelle que soit l’origine du problème traité. Le protectionnisme répond aussi à une demande citoyenne.

Dans ce contexte, il peut être tentant de porter des discours radicaux, comme l’a fait Trump en s’engageant dans une « guerre » commerciale aujourd’hui prise en exemple par des responsables politiques, y compris en dehors des partis extrémistes. Ces discours reposent sur l’idée que le commerce international est un jeu à sommes nulles, dans lequel le gagnant est celui qui protège ses entreprises nationales de la concurrence étrangère. Mais l’expérience montre que ce discours ne tient pas. Ainsi, les États-Unis n’ont pas gagné la guerre commerciale. Donald Trump a protégé un petit nombre d’entreprises américaines, au prix d’une augmentation des prix à la consommation. En théorie, le coût aurait pu en être partagé entre les consommateurs américains et les producteurs étrangers. En pratique, il a été intégralement supporté par les seuls consommateurs. Les États-Unis ont continué à importer des produits chinois à un prix plus élevé, et ce qui n’était plus importé a été vendu par des producteurs américains qui ont augmenté leurs marges, sans bénéfice pour les consommateurs. Par ailleurs, dans une économie très interdépendante dans laquelle aucune entreprise ne produit sans apport direct ou indirect de composants produits à l’étranger, s’engager dans une guerre commerciale revient à dégrader la compétitivité de ses propres entreprises nationales, phénomène qui a aggravé le coût de la guerre commerciale pour l’économie américaine.

Si les solutions radicales n’ont pas prouvé leur efficacité, je ne crois pas que la mondialisation puisse se réguler naturellement. On a beaucoup suggéré que la pandémie marquerait la fin d’une ère d’« hypermondialisation ». Je n’y crois guère non plus. D’abord parce que le ralentissement de la croissance du commerce mondial précède la pandémie. Après une période très atypique de forte croissance des échanges entre le milieu des années 1990 et la crise de 2008, qui s’explique par l’émergence de la Chine sur les marchés mondiaux, la tendance à délocaliser et à restructurer les chaînes de valeurs a marqué le pas. Et avec elle la croissance des échanges.

Pour autant, on n’observe pas de « démondialisation ». Aujourd’hui, plus de 50 % des échanges mondiaux passent par des structures productives internationales reposant sur des investissements très importants. « Relocaliser » ces structures nécessite de nouveaux investissements au moins aussi importants, que les entreprises ne vont pas engager en période de crise économique. Il n’est en outre absolument pas clair que des telles « relocalisations » soient souhaitables. L’économie allemande, souvent prise en exemple, a beaucoup délocalisé en Europe de l’Est, ce qui a contribué à la compétitivité de son industrie tout en lui permettant de conserver certaines étapes de production plus intensives en valeur ajoutée sur le territoire national. Par comparaison, la France a pour spécificité de compter des multinationales très performantes mais qui ont beaucoup plus délocalisé l’intégralité de leur production en dehors des frontières nationales. L’Allemagne est l’exemple d’une puissance industrielle qui survit à la mondialisation, mais c’est avant tout un pays dont la demande intérieure est très déprimée et qui ne produit ses biens industriels que pour le reste du monde, alimentant au passage les déficits courants de ses partenaires européens. C’est en partie pour cela que la désindustrialisation, qui touche toutes les économies riches en raison de la réorientation de la demande vers les services, est beaucoup moins marquée dans ce pays.

La question aujourd’hui est plus celle de la localisation que de la relocalisation. Comment stimuler la production européenne ? Probablement d’abord en posant la question des déséquilibres structurels à la zone euro. Ensuite, en utilisant l’argent du plan de relance pour opérer les changements structurels nécessaires, en particulier sa transition écologique. 

Conversation avec Éric Fottorino

 

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