Dans une nation civique comme la France, dans laquelle l’unité est censée reposer sur l’adhésion à des valeurs et à des principes, le souverainisme – le visage du nationalisme considéré aujourd’hui comme le plus acceptable publiquement – est généralement défini comme un phénomène essentiellement politique. Politique, le refus de valider le référendum en faveur d’une constitution européenne en 2005. Politique, la volonté de récupérer son indépendance et ses marges de manœuvre, présentée comme la raison principale de l’euroscepticisme. Politique, enfin, le désir de voir le monde gouverné par les États-nations, jugés plus proches du citoyen que les organisations internationales ou les institutions supranationales comme l’Union européenne.

Alors que la question de la souveraineté s’est imposée lors de la dernière élection présidentielle comme l’un des principaux clivages de la vie politique française – on se souvient de la mise en scène du combat entre « mondialistes » et « patriotes » –, ce constat est difficilement contestable. Mais il n’explique pas ce qui motive les souverainistes dans leur désir profond de « reprendre le contrôle ». Prise sous cet angle, la question au cœur du souverainisme prend alors une tournure essentiellement culturelle. Car c’est le plus souvent au nom de la défense de l’identité culturelle que les amoureux de la nation revendiquent de lutter pour préserver la singularité nationale. Et c’est pour protéger les traditions culturelles issues d’un passé glorieux, qu’ils prétendent faire renaître, que les souverainistes se mobilisent corps et âme pour sauver ce qui leur semble menacé.

Cette dimension culturelle du nationalisme n’est pas nouvelle. Notre pays connaît depuis plusieurs décennies un débat virulent autour de la définition de son identité. Contrairement à ce qui fut un temps présenté comme une invention de Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, la thématique de l’identité nationale fait l’objet d’une controverse entre la gauche et la droite depuis le milieu des années 1980. Au centre de cette querelle, la question culturelle joue un rôle central. Non pas celle qui relie les artistes et les amoureux des arts ; mais la culture, définie dans sa dimension anthropologique de modes de vie historiquement enracinés, qui permet aux membres d’un groupe donné de se reconnaître dans des pratiques culturelles aussi diverses que la gastronomie, la langue, la religion et les visions du monde.

Deux camps s’affrontent dans le débat public depuis cette période. Le premier promeut une conception ouverte de la nation, encense le métissage, le pluriculturalisme, voire le cosmopolitisme. Les apports culturels extérieurs sont considérés de manière positive, qu’ils proviennent de l’immigration ou de la mondialisation, qui, on le sait, a bousculé les frontières des cultures nationales. Cette vision a pour figures tutélaires les écrivains-philosophes antillais Aimé Césaire ou Édouard Glissant, chantres de la créolisation présentée comme un avenir désirable pour la France dans un monde lui-même divers. En réaction, l’autre rive se pose en gardienne de la tradition culturelle française. Elle revendique un certain enracinement et la volonté de célébrer le génie français, produit pluriséculaire d’une histoire glorieuse. Elle fait également sienne l’inquiétude d’un Claude Lévi-Strauss face à la standardisation culturelle qu’impliquerait l’ouverture totale des frontières. Elle perçoit le métissage culturel engendré par la mondialisation comme destructeur des identités culturelles nationales.

On aurait tort de penser que le deuxième bord fédère exclusivement les amis de Marine Le Pen et les lecteurs d’Éric Zemmour. La passion du terroir, la défense du patrimoine et l’amour de l’histoire de France ne sont pas réservés aux thuriféraires de la droite extrême. Le souverainisme se joue du clivage gauche-droite traditionnel, et divise les deux grandes familles politiques. À gauche, la défense scrupuleuse de la République a pu conduire ses partisans à percevoir l’homogénéité culturelle comme le seul moyen de garantir l’égalité et la laïcité. « Qui se ressemble s’assemble », semble être devenu le mot d’ordre de ceux qui dénoncent le « communautarisme » et défendent l’intégration des immigrés, affichant leur scepticisme vis-à-vis d’une politique de reconnaissance des cultures minoritaires. La droite et le centre sont tout aussi morcelés. S’y affrontent les gagnants de la mondialisation qui défendent le libéralisme sur tous les plans, y compris dans le champ culturel – on les retrouve aujourd’hui autour d’Emmanuel Macron – et les défenseurs des traditions culturelles françaises de sensibilité conservatrice et ethnocentrique qui constituent l’électorat des Républicains et du Rassemblement national.

Comme le démontrent les travaux du politiste suisse Hanspeter Kriesi, ces lignes de fracture recoupent également les divisions sociales. Les classes populaires ont ainsi tendance à se sentir plus menacées par la désintégration de l’identité culturelle traditionnelle et par la compétition avec les travailleurs immigrés non qualifiés sur le marché du travail. Par effet de calque inversé, les groupes les plus socialement favorisés, particulièrement dans les centres urbains les plus intégrés à la mondialisation, se distinguent par leur valorisation de la tolérance et de l’ouverture culturelle propre à tous ceux qui bénéficient plus de la mondialisation qu’elle ne leur coûte.

Cette pluralité des motifs qui nourrissent le souverainisme explique la confusion qui entoure les débats sans fin sur des sujets aussi divers que les repas sans porc à la cantine, la présence de signes religieux à l’école ou la célébration du bicentenaire de la mort de Napoléon. Et la propagation du souverainisme nourrit légitimement les craintes de ceux qui rêvent d’une France plus ouverte sur le monde. C’est ainsi que le baromètre de la confiance politique du Cevipof indique dans sa dernière vague d’enquêtes de février dernier que 44 % des Français interrogés déclarent que la France devrait se protéger du monde d’aujourd’hui et 63 % qu’il faudrait particulièrement limiter les flux migratoires. Et ils sont 62 % des interrogés, toutes tendances politiques confondues, à juger que l’islam est une menace pour la République…

Ces chiffres et les estimations de vote en faveur de Marine Le Pen, donnée au coude-à-coude avec Emmanuel Macron au premier tour de l’élection de 2022, confirment ce que les recherches les plus récentes sur les conséquences politiques de la mondialisation soulignent également. Dans toute l’Europe, la progression du souverainisme profite toujours aux mêmes. Une « fenêtre d’opportunité » s’est ouverte depuis deux décennies en faveur des partis les plus nationalistes, à l’extrême droite de l’échiquier politique. Par des récits rassurants sur la nation éternelle et la promesse faite au plus grand nombre de reprendre le contrôle d’une réalité de plus en plus inintelligible, ceux-ci se rapprochent dangereusement du pouvoir.

« On est chez nous ! » clament les militants du RN, oubliant au passage que, quoi qu’il advienne, le « chez eux » qu’ils défendent s’est évanoui depuis longtemps dans les brumes d’un passé révolu. Mais, dans un monde où les fantasmes font de plus en plus souvent office de réalité pour tous ceux qu’elle indispose, le souverainisme continue inexorablement sa progression, imposant son récit culturel d’une nation idéalisée, et ce, bien au-delà des cercles de la droite radicale. Dans un pays traversé par un courant aussi puissant et ancien de nationalisme culturel, il est difficile de dire quand et par quels moyens il sera possible de l’arrêter. 

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