La mégacrise que nous traversons depuis plus d’un an met en évidence deux phénomènes en apparence contradictoires. D’un côté, elle est la fille de l’interconnexion généralisée : si le virus a pu se propager aussi vite aux quatre coins du monde, c’est parce que celui-ci est de plus en plus mondialisé. Bientôt 8 milliards d’humains le peupleront et les trois quarts de l’humanité vivront dans des villes. D’un autre côté, face à la propagation du virus, les États ont tenté de reprendre le contrôle de la situation. Les frontières physiques ont été fermées, des milliards d’êtres humains ont été confinés.

Dans une pareille situation, qu’est-ce qu’un bon usage de la souveraineté ? Revenons à ses différentes acceptions. À la fin du Moyen-Âge, elle est définie par toutes sortes de légistes et de théologiens comme la summa potestas, puissance suprême entre les mains de l’autorité royale. L’autorité royale, c’est d’abord la défense jalouse d’un territoire et le prélèvement fiscal pour entretenir une armée. Avec la Révolution française, une bifurcation est prise : la souveraineté devient nationale, voire populaire dans son acception de 1793. Elle désigne alors la volonté générale d’un peuple qui se gouverne lui-même. Aujourd’hui, la conception française de la souveraineté emprunte à ces deux héritages. Elle est à la fois souveraineté de l’État, devenu entre-temps républicain, et souveraineté de la nation. Et en démocratie, l’État est au service de la nation.

Mais à quoi peut encore servir la souveraineté dans un monde aussi mondialisé que le nôtre ? Non seulement les marchandises, les capitaux, les informations et même les humains n’ont jamais autant circulé d’un pays à l’autre, mais, plus fondamentalement, nous avons découvert que nous n’avons qu’une Terre, et que les pressions que nous exerçons intensément sur les écosystèmes excèdent largement sa capacité de charge. Dans pareil contexte, qui oserait soutenir que l’Amazonie n’intéresse que le Brésil et les glaciers Svalbard que la Norvège ? Le péril écologique justifie une coopération internationale, qui excède l’affirmation étroite d’une souveraineté étatique. Pour autant, un monde interconnecté ne signifie pas un monde égalitaire. Le monde dans lequel nous vivons est violent, profondément asymétrique, dominé par des néo-empires comme la Chine ou des gigafirmes comme les Gafam. Dans un monde aussi dangereux, il n’est pas illégitime que les différentes sociétés humaines revendiquent de maîtriser leur destin particulier.

Il importe donc de faire le tri entre un souverainisme agressif et excluant et une souveraineté positive. Longtemps la souveraineté a été associée à la maîtrise de l’espace, à l’intégrité territoriale, à la frontière. L’objectif était de ponctionner les richesses et les ressources des autres tout en protégeant jalousement son territoire. Cette acception de la souveraineté n’est plus tenable. Nous devons coopérer pour protéger les biens publics mondiaux. Je risque ici une hypothèse. Dans un monde aussi mondialisé que le nôtre, dominé par le présentisme, la véritable souveraineté désigne la maîtrise du temps davantage que celle de l’espace. Heureux les peuples qui disposent d’un État capable de préparer l’avenir, d’anticiper les catastrophes, d’organiser les bifurcations tant qu’il en est encore temps. Si nous faisons de la souveraineté le pouvoir retrouvé sur le temps, elle devient plus facilement partageable. Il y a indéniablement une souveraineté française, qui s’enracine dans l’histoire presque millénaire de son État, garant du long terme, et dans l’histoire plus récente, de sa nation démocratique. Il est possible de la compléter par une puissance publique européenne, si l’on se décidait à faire de l’Europe autre chose qu’un marché gardé par des juges et des technocrates. Une puissance publique, capable elle aussi de penser à très long terme et de conduire les transitions – écologique, numérique, démographique – qui s’imposent. En revanche, chaque peuple, chaque région du monde, a le droit d’être maître de son destin et de préparer l’avenir, dans la fidélité à ses valeurs. Dans le monde de l’interconnexion généralisée, la souveraineté est plus que jamais un art du temps long – en somme, du retour du passé et de l’avenir dans nos horizons collectifs. 

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