Comment définiriez-vous le souverainisme ?

Le souverainisme n’est pas une nouveauté. Ce n’est rien d’autre que du nationalisme. On peut même penser aujourd’hui qu’il est là pour dissimuler le nationalisme. Quand on s’intéresse, comme c’est mon cas, au point de vue du citoyen, on débat sans cesse de savoir si l’appartenance à une nation, à une communauté nationale, est une nécessité pour les individus. Comme de nombreux chercheurs qui étudient le nationalisme, je pense que non. Le nationalisme est un phénomène politique, une idéologie universelle. La distinction qu’on a entretenue entre le patriotisme et le nationalisme est ce qui a permis de perpétuer le nationalisme, malgré l’évidence, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qu’il est une très mauvaise chose.

De quelle façon ?

Scientifiquement, il n’existe pas de différence fondamentale entre patriotisme et nationalisme. Le patriotisme est la version politiquement correcte du nationalisme. Tout le monde ou presque est patriote, au sens où il est normal de se sentir appartenir à son pays, ça semble même naturel. Le nationalisme est la version revendiquée du patriotisme : on est fier de sa nation, on pense qu’il est mieux d’être d’ici que d’ailleurs. Et c’est au cœur du nationalisme qu’on trouve la définition du souverainisme.

Comment cela ?

La politologue Justine Lacroix estime que l’idée centrale du souverainisme est qu’on ne peut pas dissocier l’exercice de l’autonomie démocratique de son ancrage national historique. Or les travaux de l’historien Ernest Gellner, qui font autorité sur la genèse des nations, l’ont bien mis en lumière : le nationalisme, c’est l’idée que l’unité nationale et l’unité politique doivent être congruentes. Le débat porte sur ce qui définit l’unité nationale. Peut-elle être civique, construite autour de valeurs morales et de principes juridiques ? Ou est-elle nécessairement de nature historique, culturelle, voire ethnique ? La théorie du nationalisme banal, développée par le psychologue social Michael Billig, montre que les États-nations entretiennent l’idée que la nation est naturelle, constitutive de l’identité individuelle, qu’elle est donc forcément historique. Autrement dit, l’unité politique va bien de pair avec une unité nationale ancrée historiquement. Le nationalisme aujourd’hui est toujours souverainiste.

Comment caractériser alors le nationalisme ?

Les travaux de psychologie politique montrent que le nationalisme articule trois dimensions : l’appartenance, la souveraineté, la supériorité. Le nationalisme est un continuum qui va d’une version considérée de bon aloi, faite de beaucoup d’appartenance, d’un peu de souveraineté et de très peu de supériorité – le patriotisme, donc – à des formes violentes, politiquement moins correctes, faites de beaucoup de supériorité et de souveraineté. Ce qui se joue dans le rapport nationaliste à la communauté, c’est d’abord l’appartenance : considérer qu’on a besoin d’une nation pour se définir, qu’on est naturellement national. La supériorité, on l’avoue en dernier, sauf si on s’assume comme un nationaliste extrémiste. La souveraineté, l’envie que son peuple décide lui-même de son sort, fonde la légitimité de nos gouvernements dans l’espace international. C’est la souveraineté populaire qui légitime les nations.

Comment expliquer que le souverainisme soit depuis une dizaine d’années au centre des débats, à droite et à gauche, sans parler des extrêmes ?

Le nationalisme est considéré comme négatif car associé à l’idée de conflit. Ce terme est accolé soit à des minorités politiques, soit aux extrêmes, soit à des pays en guerre. On n’aime pas l’appliquer à nos démocraties occidentales. Remplacer ce mot par celui de souverainisme est une façon de lui redonner un espace de crédibilité dans le champ politique.

Quel lien faites-vous entre le phénomène de mondialisation du milieu des années 1990 et cette nouvelle forme d’affirmation de la nation ?

Cela renvoie à un combat perdu d’avance par les gouvernements nationaux. Moins l’échelle nationale est la bonne pour régler les problèmes de l’humanité, plus les gouvernements nationaux activent la fibre nationaliste. Or la mondialisation de l’économie d’abord, puis la crise écologique dépassent le pouvoir des gouvernements nationaux. Ceux-ci offrent à leurs citoyens la supériorité et la force du groupe national, en échange de leur soutien. C’est l’envolée du nationalisme d’État, et non du nationalisme de l’extrême droite, qui explique la vigueur du nationalisme aujourd’hui, et donc du souverainisme.

Du point de vue des citoyens, on assiste à une perte de repères liée au fonctionnement de la mondialisation. La tentation souverainiste est-elle liée à cela ?

Je ne crois pas. Selon la théorie du « nationalisme banal », ce qui permet le maintien voire l’affirmation du nationalisme, ce n’est pas le besoin de repères des citoyens, c’est le fait qu’en permanence, ceux-ci se voient enjoints de se reconnaître membres d’une communauté nationale. L’espace social est saturé de référence à la nation. Celle-ci est partout, dans les discours politiques, dans les émissions culturelles, dans les commentaires sportifs, etc. Qui peut aller faire ses courses sans remplir son caddie de quantité de petits drapeaux bleu-blanc-rouge imprimés sur tous les produits ? On est face à une idéologie, face à un travail politique. Ce n’est pas une question de pulsion psychologique. Les repères, on en a tous. Ils se construisent dans nos histoires personnelles, à toutes sortes d’échelles. Le nationalisme veut que nos repères soient nationaux, alors qu’il y en a de toutes sortes.

Dans l’imaginaire politique, pourquoi le souverainisme est-il un mot fétiche dans lequel beaucoup se reconnaissent ?

Le mot souverain porte une dimension positive, une idée de force. La souveraineté se veut un espoir de survie. Elle n’est pas tant une conséquence de la mondialisation que de la destruction des États-providence. Cette dernière est le vrai problème que rencontrent les citoyens, qui ne peuvent plus compter sur cette protection. En échange, on leur propose l’idée rassurante de la souveraineté. On laisse entendre que celle-ci nous redonnera un État-providence. C’est pourtant le contraire qui se passe avec la pandémie. Rien n’est donné à l’hôpital. En revanche, on amenuise les libertés publiques…

En France, l’idée républicaine crée-t-elle un terreau favorable aux idées souverainistes ?

Sans doute. L’idée de souveraineté fonctionne dans l’opinion publique en remplacement d’un État fort, et la République renvoie historiquement à un système de gouvernement étatisé. Au Royaume-Uni aussi, on est en présence d’un État historiquement fort et centralisé. Ce n’est pas un hasard si ces deux pays sont sensibles à ces idées. Ce sont l’un et l’autre d’anciennes puissances impériales qui ont eu l’habitude de gouverner le monde avant de devoir s’intégrer à l’Union européenne, parce qu’ils n’avaient plus la dimension suffisante pour exister à l’échelle planétaire.

Quel rôle joue la peur des flux migratoires dans la construction du nationalisme ?

Il est certain que le nationalisme joue sur la peur. On offre aux gens la nation éternelle pour apaiser les craintes qu’on agite. Car le nationalisme n’est jamais seul, il nourrit la compétition permanente entre les nations, une guerre symbolique où il faut toujours craindre de ne pas être assez fort. Quant à l’immigration, elle est le meilleur levier pour susciter la peur que la nation soit minée de l’intérieur.

Une certaine dose de souverainisme n’est-elle pas en mesure de rassurer une partie de la population ?

Je ne le crois pas. Je pense, comme Michael Billig toujours, que le nationalisme est devenu profondément mauvais. Les nations ont été une étape historique, elles sont aujourd’hui obsolètes. Elles ont accompagné le développement du capitalisme et l’installation de la démocratie de masse. Mais le nationalisme freine à présent l’évolution du monde, notre capacité à affronter la crise climatique, en particulier. Le vrai moteur de l’humanité, c’est la solidarité, pas l’appartenance. La solidarité ne devrait pas connaître de frontières, la pandémie le montre assez bien. Il faut élever nos enfants à grand renfort de solidarité, pas de nationalisme et de frontières.

Le souverainisme exacerbé peut-il constituer une menace pour nos démocraties ?

La menace est déjà bien présente ! Nous vivons une ère de nationalisme exacerbé, et cela menace nos démocraties. Les discours politiques sont saturés de nationalisme. Pas besoin de regarder vers les mouvements extrêmes. Le nationalisme de notre président, du gouvernement, de nos forces politiques traditionnelles, est échevelé.

Auriez-vous un exemple ?

Pour ses premiers vœux aux Français comme président, fin 2017, Emmanuel Macron a dit en substance : vous aurez peut-être dans vos vies des difficultés, des malheurs, mais n’oubliez jamais que nous sommes la nation française. Je suis sidérée qu’on puisse dire à des gens : qu’importe ce qui vous arrive individuellement, vous avez la chance et le bénéfice d’appartenir à cette nation. Ses différents discours sur le Covid sont du même ordre. Dans un moment de pandémie, quand l’humanité entière subit le même sort, c’est une aberration d’appeler à « faire nation au fond », comme il l’a dit le 12 mars 2020. On attend de la part de nos gouvernants un travail d’éducation civique pour pousser les citoyens à se responsabiliser, à être solidaires, à se protéger mutuellement. Dire que c’est dans notre for intérieur et que c’est parce que la France est grande qu’on s’en sortira est ridicule.

Peut-on échapper au scénario où nationalisme et souverainisme seront les enjeux clés de la prochaine élection présidentielle ?

Je ne vois pas comment. Dans l’espace politico-médiatique français, il n’y a plus beaucoup d’espace favorable à la mondialisation. Le mouvement de bascule par rapport aux années 1990 est sidérant. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & VINCENT MARTIGNY

 

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