Infirmières et aides-soignantes sont en grève. Les arrêts-maladies s’accumulent, les dépressions chroniques se multiplient, et parfois même on se suicide. Trois milliards d’économie sur la masse salariale en supprimant 22 000 postes, cela passe mal. Mais l’hôpital perd plus que des budgets et des postes. L’hôpital est en train de perdre le corps en route ; la chair sensible est en train de disparaître du soin.

La technicisation croissante des actes transforme le corps. Il n’est plus le lieu intime de la sensibilité mais un dispositif d’organes, de tissus, de téguments filmés, scannés, numérisés sur lequel on peut opérer à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Quant au sujet souffrant, il disparaît dans le coma de l’anesthésie, se réduit à des données numériques dans son dossier patient, se dissout enfin dans une opérativité où chaque procédure est l’objet d’une évaluation par logiciel. Plus on soigne, plus le sujet souffrant s’évanouit, plus le corps disparaît. Descartes est sans doute responsable de cela, avec sa métaphysique des corps-machines, horlogeries insensibles et mécaniques. Et Galilée également, avec sa mathématisation infinie du monde…

Cela, infirmiers et aides-soignants le savent. Car ils sont les derniers à pouvoir éviter ce glissement en retenant la main du patient. Derniers métiers dans la chaîne de production du soin, ils peuvent encore interagir en direct et en continu avec le corps vulnérable et la chair sensible. Ils font sans le savoir de la phénoménologie et de l’éthique, comme Monsieur Jourdain de la prose. C’est Merleau-Ponty contre Descartes, Levinas contre Galilée… Mais la logique hospitalière est en train de leur interdire la main caressante, ce premier geste d’humanité au fondement même du soin.

Au contact quotidien avec le patient, ils nourrissent, lavent et caressent ces chairs meurtries. Mais ces gestes sont de plus en plus fonctionnalisés. D’abord en raison des cadences et du sous-effectif. Ensuite du fait de la logique techno-rationnelle chevillée au galiléo-cartésianisme. La chair de l’autre n’est plus éprouvée comme le creuset de la sensibilité, le lieu de la souffrance ou du plaisir, enfin l’asile de l’intersubjectivité. Elle est réduite à ce corps neutre, à manipuler, rapidement, efficacement, dans des actes mécaniques, protocolaires et minutés. Ces opérations de brutalisation sans coups ni bleus éloignent toujours plus les soignants des patients. La logique qui s’étend au champ hospitalier n’est pas tant marchande que technicienne. Elle dérive moins du capitalisme que de la métaphysique. La vraie maltraitance, avant d’être le fait d’agents en fin de chaîne de soin, est le résultat de la métaphysique de l’institution hospitalière. 

La bataille des infirmières a commencé il y a trente ans, en 1988, avec les premières coordinations. Elle durera tant que les paradigmes qui la sous-tendent n’auront pas été identifiés et combattus. Or on voit que fleurissent partout des philosophes à l’hôpital, dans les comités d’éthique, par exemple. Leur présence, au demeurant sympathique, n’est pas qu’égayante ou divertissante. Ils peuvent servir en effet à interroger la métaphysique sous-jacente des corps, à déplacer les lignes conceptuelles et ainsi à contribuer à la lutte sociale.  

Nîmes, 20 novembre 2016

 

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