Souvent, j’ai l’impression que la société vit pleinement son époque pendant que notre système de soin est resté en panne dans le XXe siècle, voire au XIXe siècle pour les relations humaines et l’organisation du travail. Un seul exemple : lorsque la France a 0,9 équivalent temps plein de soignant par personne âgée dépendante, l’Allemagne en a deux. En conséquence, l’infirmière ou l’aide-soignante ne peut passer que quelques minutes avec chaque patient et finit sur les genoux à la fin de son service, sous les lazzis des familles qui expriment leur mécontentement alors qu’elle n’y est pour rien ! 

Comme beaucoup de médecins, ce sont les infirmières qui m’ont formé à la relation avec les malades et à certains gestes pratiques. Les pauses thé ou café ont des vertus pédagogiques dans les hôpitaux. Ni connes ni nonnes, ce sont des militantes de la cause humaniste. En première ligne de toutes les souffrances. N’oubliez jamais que ce sont elles qui vous lavent lorsque vous sortez de votre mère et qui feront votre toilette mortuaire avant qu’on ne vous mette dans la boîte. On comprend mieux pourquoi les infirmières sont plébiscitées au point que leur métier est le plus populaire de France.

Mais qui les écoute ? Qui prend soin des soignants ? Qui voit en fin de compte le système se dégrader sinon les personnels ? Comprenons ceux qui le vivent si mal qu’ils en arrivent à faire le sacrifice suprême de leur vie. Le mal-être et l’épidémie de suicide chez les personnels soignants, de l’infirmière au médecin, mériteraient que l’on revoie la formation des professionnels. Leur érudition est l’une des meilleures au monde mais ils ne sont pas formés pour affronter la dureté du monde du travail de la santé. 

Prenons les critères de qualité et de personnel dans les unités de soins intensifs, là où sont regroupés les malades les plus graves : ils ne sont pas forcément respectés ! Carence en personnel, surcharge de travail, stress provoqué par des malades lourds finissent par constituer une équation difficile à vivre. Certaines infirmières comptent leurs fausses couches avant d’avoir une grossesse à terme dans certains services. 

Or, depuis quarante ans, la ligne des femmes et des hommes politiques, de droite comme de gauche, en matière de santé reste la même : la confier à des économistes et des médecins experts. Des inconscients pourraient rêver d’un monde sans politique, uniquement gouverné par des sommités. Mais la démonstration a été faite en Italie : ça ne marche pas. En 2011, un économiste, Mario Monti, a formé un gouvernement en dehors des partis, avec des technocrates, seulement des technocrates : il n’a tenu que quelques mois à la tête de l’État et n’a permis aucune sortie de crise ! Diriger un pays est une affaire politique et le domaine de la santé en est un bon exemple. Qui a créé la Sécurité sociale en 1945 ? Les forces politiques au pouvoir alors que la France manquait de tout, K.-O. debout.

La médecine du XXIe siècle ne devrait avoir qu’une ambition : devenir une médecine de coopération, permettant une valorisation individuelle des professionnels au service de politiques de santé publique. Et aussi utiliser les nouveaux moyens de communication, y compris les réseaux sociaux. Nous en sommes loin : nous inventons une usine à gaz, le dossier médical partagé, un « machin » déjà obsolète, tandis que Google développe des programmes autrement performants ! Nous devrions créer une grande université des sciences de la santé avec des passerelles entre toutes ces professions et anticiper les évolutions de la société. Nous préférons morceler les formations, protéger la vanité des pouvoirs universitaires et rendre le parcours des étudiants en médecine impraticable. Il faudrait se réveiller, arrêter de se contenter de regarder avec fatalisme les évolutions du monde. 

Le modèle économique de la tarification à l’activité voulait la concurrence entre le système de l’hôpital public, les soins de ville, les établissements privés à but lucratif et ceux à but non lucratif. En dix ans, le fameux hôpital-entreprise a ravagé les mentalités humanistes et bienveillantes. Une des priorités devrait sans doute être l’amélioration du quotidien des soignants. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas la tendance. Exemple : les professionnels ont dû se mettre au service de systèmes informatiques complexes qui ont rendu paradoxalement leurs tâches plus difficiles… Les infirmières comme les médecins passent jusqu’à un tiers de leur temps de travail à coder ou à envoyer aux caisses d’assurance maladie leurs actes pour permettre aux établissements de soins d’être payés, ou à tenter de faire fonctionner des logiciels inadaptés à leur travail. Ne demandez pas aux systèmes informatiques d’être compatibles les uns avec les autres : vous perdez votre temps ! Les systèmes de communication des services d’urgences sont si peu performants que la plupart des soignants utilisent leur propre smartphone en cas… d’urgence ! 

Le quotidien est harassant et ce n’est pas la faute des malades. 

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