Les infirmières alertent régulièrement l’opinion et les pouvoirs publics sur leur désarroi. Pour quelles raisons de fond ?

Deux constats en préambule. D’abord, les infirmières sont vraiment formidables. Ensuite, notre système hospitalier fonctionne plutôt bien. Pour en avoir audité plusieurs à l’étranger – en Irlande, en Grèce ou aux États-Unis –, je préférerais être soigné dans un hôpital français plutôt que dans un hôpital américain, même si notre système est devenu compliqué. Dans un hôpital coexistent toujours six ou sept processus : l’hôtellerie – linge, nettoyage –, l’alimentation, les médicaments, les soins aux patients, le bloc opératoire, l’imagerie, entre autres. Cela donne lieu à de multiples formes d’organisation particulières dont les infirmières subissent les contraintes et les contradictions. Elles se retrouvent aussi au cœur de différentes sources de légitimité : légitimité des savoirs, légitimité de l’institution, de l’État, des organismes sociaux, des syndicats, de l’assurance maladie, des collectivités locales. 

Pouvez-vous illustrer votre propos ?

Prenez la spécialisation de la médecine. Il y a cinquante ans, on comptait dix à quinze spécialités médico-chirurgicales. Aujourd’hui, les facultés de médecine en reconnaissent 58. En réalité, on tourne au minimum à 150. Enfant, j’ai connu des chirurgiens. Puis il y a eu des chirurgiens orthopédistes, et maintenant des chirurgiens de la main, du genou, etc. Les conséquences pour les infirmières sont lourdes. Elles sont devenues les généralistes des soins face à des médecins spécialistes. À cela s’ajoute une très forte intensification des soins due à la baisse moyenne de la durée de séjour qui est passée de quatorze journées dans les années 1970 à quatre aujourd’hui, sans parler de la rapide croissance des soins ambulatoires. « On n’a plus le temps pour parler au malade », se plaignent à juste titre les infirmières. 

Quelles sont les autres contraintes que subissent les infirmières à l’hôpital ?

L’informatisation en France n’a pas encore atteint le niveau américain où le médecin est considéré comme l’absent car il ne communique plus que par ordinateur. L’informatisation de la médecine conduit à des procédures nouvelles qui passent par les écrans. Ce phénomène est lié au processus de qualité mais aussi à la croissance des normes, devenue folle. Dans les hôpitaux, on compte 47 familles de règlements sur la sécurité ! La première est la sécurité incendie, un cauchemar, qui conduit à installer des portes coupe-feu tous les 25 mètres. De manière générale, la vie de tous les jours n’est pas simple pour les infirmières. 

À quoi pensez-vous ? 

À des évolutions culturelles. Les jeunes médecins, hommes ou femmes, sont plus centrés sur eux-mêmes et sur leur famille. Certains partent souvent tôt dans l’après-midi pour aller chercher leurs enfants à l’école, parce que c’est leur tour de le faire… De tels comportements étaient impensables pour la génération précédente. Les médecins vivaient littéralement à l’hôpital… La pression de la continuité des soins est reportée sur les infirmières. Par ailleurs, le tutoiement entre médecins et infirmières induit une familiarité amicale. Les relations hiérarchiques deviennent difficiles du fait de ce tutoiement réciproque apparu dans les années 2000. 

Les infirmières sont aussi confrontées aux demandes de patients toujours plus exigeants. Leurs proches consultent Internet et savent tout ce dont souffre le malade. Ils demandent pourquoi on ne lui applique pas tel ou tel traitement. Sans parler des remarques racistes de certains patients qui perdent un peu la tête. Je vois enfin les contradictions entre l’hygiène, le confort du patient et les questions économiques. À l’hôpital, il est rare qu’on vous donne des serviettes autres qu’en papier, pour un usage unique. La nourriture oscille entre le mauvais et l’exécrable car la ration alimentaire quotidienne ne coûte que 6 euros, sur une journée d’hôpital facturée 2 000 euros… Je ne parle pas de ces services de 24 lits qui ne disposent que de 12 bols pour servir la soupe. On fait des économies ridicules. Les logiques budgétaires aboutissent à des incohérences. Ce sont les infirmières qui les vivent. 

Pour des salaires très bas…

La cause centrale de l’augmentation des dépenses de santé a été la disparition des religieuses. Dans les années 1980, quand une infirmière religieuse partait, elle était remplacée par trois infirmières, voire cinq ou sept ! Avec le personnel religieux, il y avait des personnes toute l’année, 24 heures sur 24, peu coûteuses, avec une éthique de dévouement pour les malades. On a beaucoup exercé sur les infirmières ce chantage au dévouement. S’agissant de leur rémunération, une première critique concerne le plafonnement de la carrière. Les infirmières commencent à environ 1 500 euros et terminent à 2 500 euros. Elles ne peuvent progresser qu’en acceptant des postes de cadre, c’est-à-dire en changeant de métier ! Elles doivent alors se charger de tâches administratives d’autant plus importantes aujourd’hui qu’on assiste à une inflation des normes et des papiers à remplir. Les fonctions administratives pèsent sur le temps de soin.

Qu’en est-il des infirmières libérales qui travaillent à leur compte ?

Je suis frappé par le faible coût de l’acte en ville, et par le nombre croissant de ces actes dans une journée. En valeur constante, ces infirmières n’ont pas bénéficié d’augmentation depuis trente ans. Se pose aussi le problème spécifique de Paris. À Angoulême ou à Saint-Brieuc, quand vous gagnez autour de 2 000 euros, vous pouvez vous loger. À Paris, c’est impossible. Les infirmières doivent habiter en banlieue et passer en moyenne une heure et demie chaque jour dans les transports. Leur capacité à louer un local de travail digne de ce nom est aussi réduite. J’ai connu un cabinet de trois infirmières dans la capitale, installé à l’étroit dans une soupente aveugle près des poubelles… À la campagne, elles se déplacent sans cesse avec leur voiture pour des gains dérisoires.

Les infirmières semblent très aimées mais peu considérées. Pourquoi ce paradoxe ?

Le problème de fond est celui de la reconnaissance. La stratégie de la profession depuis trente ans est de trouver une forme d’autonomie. Les infirmières se sont battues pour obtenir un ordre professionnel afin d’être créditées d’une forme de savoir spécifique. La perception d’un métier subalterne demeure cependant, alors qu’elles sont bien formées. Un autre aspect est que, d’une certaine manière, la société ne veut pas voir les infirmières.

Pour quelle raison ?

La société n’a pas envie d’être confrontée aux gens vieux, fatigués et malades. Aux infirmières, comme aux médecins et aux pompiers, on dit : merci, on vous est très reconnaissant, mais au fond on ne veut pas le savoir ! Elles encaissent le choc de la maladie et de la mort. Certains gestes à faire sont éprouvants à un rythme très élevé : poser des perfusions, nettoyer les plaies, changer les malades. 

Comment en sortir ?

La réponse tient à notre démographie. La pyramide des âges n’est plus une pyramide mais une marmite, dont les poignées sont la génération du baby-boom (1947-1973). Cela représente un surcroît de 300 000 personnes par an, avec un pic de dépendance à 83 ans, dont on ressentira les effets à partir de 2030. Vu ces besoins, il faudrait créer une profession intermédiaire. Des infirmières bac + 5 ou + 7, entre les infirmières « classiques » qui ont un bac + 3 et les médecins. C’est le cas aux États-Unis, avec les medics apparus pendant la guerre de Corée. Il s’agit d’officiers de santé, d’infirmières spécialisées ou de médecins assistants ayant le droit de prescrire. Ces statuts commencent à exister en France, mais il aura fallu trop de temps. 

Quelles mesures faudrait-il prendre d’urgence pour améliorer leurs conditions de vie ?

En ville, leur accorder une rémunération qui ne soit pas ridicule. Revaloriser les salaires. Leur offrir aussi une carrière, c’est-à-dire leur reconnaître une forme de savoir spécifique, avec la possibilité réelle d’obtenir un doctorat en soins infirmiers.   

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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