Il lui arrivait de piquer le bras de ses patients sans prendre le temps de croiser leur regard. Ou de « faire semblant de ne pas entendre l’appel d’une petite grand-mère » pour parvenir à finir son travail dans la nuit. Aux urgences de l’hôpital Bichat où elle a démarré sa carrière d’infirmière, Anaïs a vu ses illusions s’envoler. Elle voulait exercer un métier « qui ait du sens », qui lui permette d’« être au contact de l’humain ». Mais dans son service comme dans les autres, le rythme est si soutenu que les échanges avec les patients sont aussi rares que les pauses cigarette. Le malade est devenu un client, et l’infirmière une technicienne de soins. La mission du personnel paramédical est de soigner, mais surtout d’être rentable. Affectées par la déshumanisation de leur profession, épuisées physiquement et mentalement, les infirmières ont l’impression de protester dans le vide. Travail à la chaîne, banalisation de la violence à l’hôpital et baisse de la qualité des soins : elles dénoncent un malaise qui touche l’ensemble du personnel soignant. Bienvenue dans le quotidien des blouses blanches.

 

Une usine à soins

Sur sa fiche de suivi, Élodie* tient la liste de ses patients. Ils sont dix, parfois plus en fonction des nuits. Pour augmenter son activité, l’hôpital doit accueillir plus de malades et, par conséquent, réduire la durée des séjours. Les soins s’enchaînent sur des laps de temps plus courts. « On est minuté, raconte la jeune infirmière, affectée au service de médecine interne de la Pitié-Salpêtrière. Un jour, mon collègue demandait une deuxième bouteille de Kalinox, un gaz analgésique, pour finir le pansement d’un grand brûlé en extrême souffrance. On lui a refusé en lui disant qu’il n’était pas assez rapide ! » 

« On a atteint un point de rupture, se désole Thierry Amouroux, secrétaire général du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI), qui lui-même exerce ce métier depuis 1984. En dix ans, l’hôpital est devenu une usine où l’on produit du soin à la chaîne, comme des voitures. » Cette transformation du monde hospitalier, il l’explique en partie par la mise en place de la tarification à l’activité (T2A). Depuis son lancement en 2005, les établissements de santé ne bénéficient plus d’une enveloppe globale mais d’un budget annuel calculé en fonction de la nature et du nombre d’actes réalisés. Autrement dit, plus un hôpital produit de soins, plus ses dotations sont élevées. Cette réforme se répercute directement sur la charge de travail des infirmières qui enchaînent les actes sans avoir la possibilité d’individualiser la prise en charge de leurs malades. « Chaque pathologie correspond à un budget et à une durée d’hospitalisation définis », observe Thierry Amouroux. Il voit dans ce fonctionnement une incompatibilité profonde avec le monde de la santé, par définition imprévisible : « Aucune opération ne se déroule de la même manière. » 

Débordés, les soignants doivent en plus travailler en équipes réduites. La création de 31 000 

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