À mes yeux, l’imaginaire esthétique découle avant tout des avancées techniques, des transformations matérielles. C’est d’ailleurs ce qu’explique Marx à travers son concept de matérialisme historique : ce sont les transformations matérielles qui entraînent des changements moraux, sociaux, juridiques, esthétiques… C’est pourquoi l’esthétique a toujours un peu de retard. Prenez l’acier et le béton, qui se sont imposés comme matériaux dès la fin du XIXe siècle. Ils n’ont pas tout de suite donné lieu à un imaginaire nouveau. Pendant plus cinquante ans, on s’est contenté de copier les maisons de bois et de pierre du siècle précédent, comme en témoigne l’Opéra Garnier, construit en acier, bien que ses façades en pierre laissent penser le contraire. Il a fallu attendre les années 1920, avec Le Corbusier ou plus tard Mies van der Rohe et son célèbre Seagram Building à New York, pour qu’émerge une esthétique véritablement assumée du béton et de l’acier, laquelle dominera tout le XXe siècle.

Nous continuons de calquer l’esthétique de nos bâtiments sur les modèles du passé où l’on n’avait aucune considération pour les questions climatiques

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation similaire. Nous sortons de l’âge du béton et de l’acier, d’une esthétique héritée des Trente Glorieuses, entièrement fondée sur les énergies fossiles. À cause du réchauffement climatique, nous devons complètement changer notre manière de construire les bâtiments et la ville pour atteindre des solutions durables. Mais nous continuons de calquer l’esthétique de nos bâtiments sur les modèles du passé où l’on n’avait aucune considération pour les questions climatiques. Nous n’avons pas encore de nouvel imaginaire visuel, il reste à inventer.

Je pense que, pour qu’émerge cette nouvelle esthétique, plusieurs paramètres doivent être pris en compte. D’abord, le fonctionnement climatique – comme l’isolation thermique ou le renouvellement d’air double flux – d’un bâtiment, qui doit désormais faire partie intégrante de son esthétique. En regardant les constructions en béton armé qui fascinaient encore récemment les architectes, il faut que l’on ait la même réaction que face à un jet privé ou un SUV. Il faut que cela perde son prestige, que leur énorme empreinte carbone et énergétique les enlaidisse. À l’inverse, on pourra trouver beau un bâtiment bien isolé, efficace, économe en énergie. C’est là-dessus que peuvent se concentrer les efforts esthétiques. Prenez l’exemple de l’isolation thermique, qui est l’un des facteurs principaux de déperdition d’énergie dans les bâtiments actuels. Quand on pense à l’isolation, on pense à de la laine de verre un peu moche que l’on cache dans les combles, derrière des murs en fausses pierres. Mais en vérité, c’est l’équivalent des tentures et des tapisseries anciennes. Rien ne nous empêche de considérer l’isolation thermique comme la nouvelle tapisserie qui produira la nouvelle Dame à la licorne. Rien ne nous empêche d’en faire quelque chose de beau, de décoratif, d’assumé. D’en faire le creuset d’un nouveau style.

L’architecture, d’une certaine manière, c’est le design de l’atmosphère

Ensuite, il faut entamer une réflexion sur les matériaux. L’époque précédente s’est caractérisée par un affranchissement total des contraintes matérielles. Grâce aux énergies fossiles, que l’on pouvait consommer sans compter, nous pouvions chauffer ou rafraîchir à volonté. Il ne s’agit pas de dénigrer totalement ces avancées technologiques, car elles ont permis aux humains de survivre et d’améliorer considérablement leurs conditions de vie. Mais à cause de cette liberté folle que nous ont conférée les énergies fossiles, nous avons aussi oublié le sens premier et les propriétés physiques des matériaux que nous utilisons. Nous avons oublié que le marbre servait à rafraîchir le sol des églises italiennes, que la laine réchauffait les tapis, que le bois isolait du froid, que la pierre et la terre pouvaient stocker et restituer la chaleur ou la fraîcheur, que les couleurs des murs influaient sur la température des rues… On a cru que les matériaux et les couleurs n’étaient plus que des choix purement esthétiques. Nous devons à nouveau prendre en considération les propriétés physiques des matériaux, et cela va nécessairement avoir un impact sur l’imaginaire de la ville. Prenez l’exemple de la végétalisation des villes, que l’on a remis à l’ordre du jour pour lutter contre les îlots de chaleur. On trouve cela très beau aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas il y a encore une dizaine d’années. Les nécessités pratiques contribuent à faire évoluer nos goûts.

Changer d’imaginaire visuel implique, finalement, de repenser notre conception de l’architecture. L’architecture, d’une certaine manière, c’est le design de l’atmosphère. C’est ce qui nous protège des éléments, de la pluie, du froid, de la chaleur. C’est une tentative de créer des microclimats habitables. Or, si la finalité de l’architecture est liée au climat, à la météo, pourquoi les moyens ne le seraient-ils pas également ? Pourquoi n’utiliserait-on pas des phénomènes climatiques tels que la convection atmosphérique, la conduction et l’émissivité thermiques, l’évaporation, comme des outils pour construire des bâtiments ou composer des villes ? C’est ce que j’ai appelé dans un livre de 2009 l’« architecture météorologique ». Par exemple, on peut concevoir un bâtiment d’après le principe de convection, c’est-à-dire de déplacement de la chaleur vers le haut, tout simplement en plaçant à l’étage les pièces qui doivent être bien chauffées, notamment la salle de bains. Ou encore, dessiner une bibliothèque publique où l’air doit être régulièrement renouvelé grâce à la circulation de courants : on va imaginer le bâtiment comme une rivière d’air, et mettre les espaces de travail là où le courant est le plus fort, et les étagères de livres là où l’air stagne. Il s’agit, en somme, de faire passer les considérations météorologiques, climatiques, naturelles avant les règles esthétiques et sociales. Tout cela va faire évoluer le paysage, et participer à l’émergence d’un nouvel imaginaire architectural, que l’on pourrait appeler « le style anthropocène ». 

 

Conversation avec LOU HELIOT

 

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