Il y a près de vingt ans, vous publiiez l’essai Décoloniser l’imaginaire (Parangon, 2003). Quelle est cette colonisation dont nous sommes l’objet à vos yeux ?

Il s’agit essentiellement de la colonisation du monde par l’économie et la technicisation. Et c’est une mutation dont nous pouvons remonter la trace au XVIIIe siècle, quand les Lumières ont élaboré l’idéologie du progrès et l’utopie de l’homo economicus, devenu depuis homo economicus numericus. Se développe alors une rupture éthique, autour de la pensée de Bernard Mandeville notamment, qui a inspiré Adam Smith : pour Mandeville, nous avons tort de chercher à être sobres et vertueux, car c’est le vice, l’égoïsme, le crime, la cupidité qui contribuent finalement à la richesse des nations. Il faut donc renverser la base morale qui fondait les sociétés jusque-là – pensez au rejet de l’hubris chez les Grecs ou dans la morale chrétienne par la suite – pour célébrer notre « illimitation » et faire triompher les passions sur la sagesse, la rationalité sur le raisonnable.

C’est une rupture anthropologique ?

Oui, et c’est ce qui pousse Saint-Just à affirmer que le « bonheur est une idée neuve en Europe ». Ou Voltaire à remarquer que, fatigués de parler de la grâce pendant des siècles, nous avons commencé à parler du prix du blé. L’attention s’est portée sur les questions matérielles, sur le confort, la satisfaction des besoins, et donc sur la question du bonheur, qui ne tient plus à la béatitude céleste ou au salut collectif, mais à un bien-être individuel, séparé.

« L’accumulation, c’est l’idéologie de la croissance, qui régit depuis la modernité occidentale »

C’est dans cette nouvelle conception que s’est engouffré le capitalisme, et avec lui la liberté d’exploiter son voisin, d’exploiter les ressources, de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, pour reprendre la phrase de Descartes. Marx l’avait parfaitement perçu lorsqu’il disait : « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! » L’accumulation, c’est l’idéologie de la croissance, qui régit depuis la modernité occidentale.

A-t-elle connu des variations historiques ?

Le capitalisme a connu diverses mutations, mais on peut dire que la société de consommation, quoique déjà anticipée dans les années 1930 aux États-Unis, se réalise à partir de l’après-guerre, à travers le keynésiano-fordisme : il faut faire des profits et exploiter au maximum la classe ouvrière, mais il faut aussi permettre à la classe ouvrière d’acheter les biens de consommation. Se met donc en place un imaginaire de consommation débridé, dont les Trente Glorieuses ont été l’acmé.

C’est aussi un moment historique qui a permis de sortir de la misère des millions de personnes…

C’est vrai, cette croissance a permis à beaucoup de gens de sortir de l’extrême pauvreté. Mais pour beaucoup, cette pauvreté avait en partie été engendrée par la mutation industrielle du XIXe siècle. Et, surtout, à quel prix ? Au prix du travail à la chaîne, de la destruction des ressources naturelles et de l’exploitation des peuples du tiers-monde, tout cela grâce à un afflux de pétrole quasi gratuit. Or, cette ère de l’abondance est terminée, comme l’a reconnu M. Macron. Il faut donc relativiser le prestige de cette époque dans notre mémoire, car c’est ce même prestige qui fait qu’on s’accroche à un modèle qui ne peut plus exister.

En 1972, un an avant le premier choc pétrolier, le rapport du Club de Rome tirait l’alarme en exposant les « limites de la croissance ». Quelles sont-elles ?

Il y a alors deux écoles séparées. D’un côté, les premiers tenants de l’écologie politique affirment que cette croissance n’est pas soutenable et nous mène droit dans le mur d’un point de vue environnemental. Et de l’autre, des philosophes et des sociologues, comme Jean Baudrillard, Guy Debord, mais surtout Ivan Illich, rejettent cette société de croissance non pour des raisons écologiques, mais parce qu’elle n’est tout simplement pas souhaitable à leurs yeux, parce qu’elle détruit les liens entre les humains, la convivialité, et que nous vivrions mieux autrement. Ma modeste contribution aura été de concilier ces deux courants, au début des années 2000, avec le mouvement de la décroissance.

Pourquoi restons-nous, un demi-siècle plus tard, toujours gouvernés selon le modèle des Trente Glorieuses ?

Parce que cet imaginaire s’est inscrit dans les structures de fonctionnement du réel. Comme l’explique Cornelius Castoriadis, les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales, sont fondées sur le sens, à travers des imaginaires sociaux symboliques qui façonnent notre manière de voir la réalité. Il ne suffit donc pas de souhaiter un monde différent : nous sommes structurés par cette vision du monde et nous restons toxicodépendants de cette société productiviste, consumériste. Il a fallu plusieurs siècles pour mettre à bas la société d’Ancien Régime, il nous faudra aussi du temps pour sortir de l’idéologie de la croissance, temps dont nous manquons, hélas.

Jusqu’au plus haut sommet de l’État, on appelle désormais à la « sobriété ». Est-ce la même chose que la décroissance sous un autre nom ?

Sobriété est un mot dont je me méfie, car je le trouve trop subjectif, pas assez subversif. J’ai préféré utiliser le mot frugalité pour parler de l’abondance frugale dans une société qui doit se limiter. Mais il n’y a pas d’opposition de fait entre sobriété et décroissance, la sobriété pouvant être vue comme le volet subjectif d’un mouvement dont la décroissance serait le volet objectif. Or on constate bien que, dans le discours actuel du pouvoir, ces deux volets sont complètement séparés. On parle de sobriété pour nous faire comprendre qu’on va être dans une société beaucoup plus contrainte et qu’il faudra accepter une réduction de notre pouvoir d’achat. Mais il n’est pas question du volet objectif, c’est-à-dire de la rupture avec l’imaginaire productiviste. D’un côté, il faut réduire sa consommation d’énergie individuelle, mais de l’autre on continue à nous vendre des gadgets inutiles qui pompent les ressources de la planète, et on continue à nous inciter à les acheter. Cela va engendrer davantage d’insatisfaction, de frustration, ce qui à l’avenir entraînera de graves crises – crises inévitables si on ne change pas notre logiciel ! Toutes les études sérieuses montrent qu’en réduisant les inégalités, on réduirait considérablement l’empreinte écologique de l’humanité sur la planète. Or, rien ne va dans cette direction, et notre société de croissance reste d’abord et avant tout une société de croissance des profits.

Vous rappeliez que le capitalisme a déjà connu plusieurs mutations. Est-il capable de survivre à la crise écologique ?

Oui, malheureusement, on assiste en ce moment même à une mutation du capitalisme vers un système éco-totalitaire, qu’un certain nombre d’auteurs avaient d’ailleurs anticipé. Souvenez-vous du film Soleil vert, dont l’action se passe justement en 2022 et où la population est victime du désastre écologique, sous le contrôle d’une élite de privilégiés… Nous allons vers une société plus autoritaire, mais dont l’autoritarisme est déguisé au nom de la liberté.

Ce sont habituellement plutôt les tenants de la décroissance qui sont accusés d’être liberticides et de vouloir multiplier les interdictions. Est-il possible de concevoir un imaginaire de sobriété sans toucher aux libertés individuelles ?

Il faut bien s’entendre sur ce que nous appelons liberté. Quand on réclame la liberté de pouvoir utiliser un jet privé, on réclame aussi la liberté de pouvoir détruire la planète et saccager la solidarité entre les hommes. Cette liberté-là signifie l’esclavage. Cela étant dit, nous sommes habitués à ce que les marxistes appellent des « libertés formelles », et il ne s’agit pas de les balayer d’un revers de la main. Il faut donc réinventer une liberté non pas abstraite, mais concevable dans une société soutenable. Et la condition de cette liberté, c’est la reconnaissance des limites de notre condition humaine : nous ne pouvons être libres qu’en tant qu’hommes insérés dans le cosmos, en interdépendance avec la nature et les autres êtres vivants. Détruire notre environnement, c’est nous détruire nous-mêmes.

« Notre liberté doit être réinventée, mais cela implique aussi une rénovation de notre démocratie »

C’est donc dans cette reconnaissance que nous pouvons retrouver l’espace de l’autonomie, c’est-à-dire la possibilité de décider de notre destin, de dire par exemple ce que nous voulons faire et produire. À l’heure actuelle, nous n’avons aucune autonomie ! Nous ne décidons rien, pas plus le fait d’avoir la 5G que la prolongation du projet nucléaire. Notre liberté doit être réinventée, mais cela implique aussi une rénovation de notre démocratie.

Comment construire un nouvel imaginaire désirable ?

Nous devons d’abord retrouver le sens des limites, apprendre à nous contenter de peu, revenir à une forme de mesure qui était célébrée chez les Anciens, mais aussi dans de nombreuses sociétés à travers le globe. Gandhi affirmait : « Le monde est assez grand pour satisfaire les besoins de tous, mais il sera toujours trop petit pour satisfaire l’avidité de quelques-uns. » On voit bien quels sont les prédateurs avides de notre temps…

S’agit-il de repenser aussi les conditions de notre bonheur ?

Je n’aime pas beaucoup employer ce mot de bonheur, trop connoté. Je préfère l’expression « joie de vivre ». Pier Paolo Pasolini en parle très bien quand il évoque dans certains de ses textes les chants et la joie des petits livreurs de Rome, avant les années 1960. Il reste lucide sur les problèmes sociaux de l’époque. Mais lorsque les lucioles ont disparu, comme il l’écrit dans un célèbre article de 1975, la joie de vivre a disparu également, et avec elle le sens du collectif, d’un destin commun. En regard, notre société d’abondance engendre du stress, un nombre inouï de suicides, de maladies mentales, sans parler de l’obésité ou des cancers. Je ne suis pas sûr que nous ayons gagné au change…

Changer d’imaginaire implique-t-il un volet spirituel, le besoin de croire en quelque chose ?

Certainement. Pour réenchanter le monde, il faut retrouver la dimension spirituelle de la condition humaine que l’utilitarisme marchand nous a fait perdre. Il ne s’agit pas nécessairement de religion, laquelle à mes yeux d’athée implique toujours une forme d’aliénation, mais d’inclure une forme de transcendance immanente, spiritualité laïque si l’on veut, dont l’art, l’esthétique, la poésie nous donnent des illustrations.

À quel niveau le changement peut-il se faire ?

Pendant longtemps, les écologistes ont eu comme slogan : « Penser globalement, agir localement. » Mais le changement climatique, ce n’est pas local. Il faut donc pouvoir se donner aussi les moyens de penser localement et d’agir globalement. Cela étant dit, la sortie de la société de croissance, c’est aussi la sortie de cet impérialisme économique qui a détruit la diversité culturelle et mené à l’uniformisation du monde. La décroissance n’est pas une alternative, c’est une matrice d’alternatives, qui respectent les sensibilités et les différences locales. On ne fera pas la société d’abondance frugale de la même façon au Chiapas ou au Texas, et il doit revenir à chaque société la responsabilité de définir, si possible de façon démocratique, sa voie pour un futur soutenable. C’est de cette manière qu’on peut prétendre rouvrir l’Histoire.

Notre époque de crises successives vous rend-elle pessimiste, ou y voyez-vous l’opportunité du changement attendu ?

Il est difficile d’être optimiste en ce moment, mais il faut garder à l’esprit ce que j’appelle la pédagogie des catastrophes. Nous allons connaître des crises terribles, mais nous pouvons aussi voir émerger des expériences politiques et sociales enthousiasmantes. Je suis moi-même au crépuscule de ma vie, mais j’encourage les jeunes à continuer de se battre. Comme disait Guillaume le Taciturne : « Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !