Sédimenter. Je voudrais vous proposer ce verbe comme une clé ouvrant de nouveaux imaginaires. Les humanités environnementales – les sciences humaines et sociales qui prennent l’environnement pour objet – se sont souvent intéressées à la question du vivant pour décrire cette période charnière que constitue l’anthropocène. À juste titre, bien sûr. Mais je crois fort en l’idée qu’une relecture complémentaire de l’histoire du monde sous l’angle minéral pourrait offrir de nouvelles perspectives. Nous n’avons cessé, en tant que civilisation moderne, de mobiliser toujours plus les sédiments, ces dépôts de particules qui tapissent les fonds aquatiques. Très tôt, Homo sapiens les a manipulés, les a déplacés en modifiant les cours de fleuves. Bien avant le néolithique, il a habité au bord des rivières, tantôt en s’adaptant à son sol, tantôt en le contraignant pour servir ses propres besoins. Le long du Nil, de l’Indus, du grand fleuve Jaune, toutes les civilisations ont modifié la géologie des lieux qu’elles ont habités. Toutes ont provoqué des ruptures au niveau des couches sédimentaires, ce qu’on appelle des discordances. Les sols parlent, nous apprennent, nous éclairent et nous invitent à tisser de nouveaux liens avec la Terre.

Les sédiments sont au cœur de mes recherches, de mes écrits expérimentaux, des récits de paysages contemporains que je compose et par le biais desquels je tente de nourrir la pensée écologique autrement. Je suis convaincu que l’expérimentation artistique est un moyen de fabriquer des récits neufs en ce qu’ils nous permettent de gagner en prise sur le réel.

C’était également l’objectif du parlement de Loire, un projet artistique lancé par l’écrivain Camille de Toledo et auquel j’ai été invité à contribuer en apportant cet angle de vue minéral.

Entre 2019 et 2021, quatre auditions se sont succédé, au cours desquelles a été interrogée la possibilité de concevoir une subjectivité juridique du fleuve Loire, à l’aune d’initiatives ayant eu lieu dans divers pays, comme en Nouvelle-Zélande avec le fleuve Whanganui ou en Inde avec le Gange. Ce projet est une entreprise de traduction, au sens où l’entend le philosophe Bruno Latour : il place sur un plan d’égalité les acteurs humains et les acteurs non humains d’un même réseau et cherche à mettre en place des moyens de défendre les intérêts de chacun.

Cette commission d’un nouveau genre fut l’occasion de produire une écriture de la reconnaissance des droits de la nature et d’entrevoir ainsi une autre réalité possible. Car, pour mieux imaginer l’avenir, il faut avant tout savoir voir et décrire le présent en partant du réel.

Ce que la modernité nous a légué, c’est un air et des sols pollués ! 

C’est dans cette optique qu’en tant qu’auditionné, j’ai tenu à défendre un point de vue sur la question des biens communs. J’ai toujours été étonné par le caractère positif de ce concept. Comme si l’eau, l’air étaient encore des richesses uniquement positives. Ce que la modernité nous a légué, c’est un air et des sols pollués ! Il nous faut intégrer dans nos imaginaires ces paysages altérés, cette biodiversité entamée, ces friches qui ont pris place dans les pourtours des villes. Ce sont nos communs actuels, et c’est avec eux que nous devons faire. C’est ce que j’aime appeler notre Arcadie altérée.

Les fleuves gonflés d’eau pure, les forêts comme sanctuaires font partie d’un imaginaire déchu. Pourquoi cultiver des imaginaires utopiques puisque, par définition, ils n’auront pas lieu ? Cultivons des imaginaires qui soient extrêmement topologiques, ancrés dans la description la plus analytique comme la plus synthétique possible de nos territoires de vie. Par le biais de son anthropologie des ruines, la chercheuse Anna Lowenhaupt Tsing, autrice du Champignon de la fin du monde (La Découverte, 2017), propose un imaginaire du réel et nous invite à voir qu’une vie est possible dans des lieux ravagés par le capitalisme.

Réfléchir à un travail de la nature, c’est repenser le travail tout court

L’expérience du parlement de Loire a fait germer de nouvelles réflexions. Nous réfléchissons actuellement, de manière collective, avec la juriste Sarah Vanuxem et Camille de Toledo, au concept de « travail de la nature ». Nous sommes les témoins et acteurs du développement d’un capitalisme vert préoccupant, c’est-à-dire d’une tentative de valorisation économique de tous les biens naturels. Nous vivons par ailleurs à une époque où commence à émerger un droit des services écosystémiques : un paysan qui replante une haie de bocage est rémunéré pour son service. Mais quid de la nouvelle forêt ? Pourquoi n’est-elle pas payée, elle aussi ? Comment, face à l’industriel qui turbine l’eau, le fleuve pourrait-il dire : « Que puis-je obtenir en échange de ma puissance de fleuve, turbinée pour faire de l’hydroélectricité ? »

Réfléchir à un travail de la nature, c’est repenser le travail et son émancipation tout court, dans une économie néolibérale qui ne considère d’ailleurs plus le travail comme point de départ de la valeur économique. C’est reconsidérer, aussi, la manière dont sont construits nos réseaux, nos interdépendances et l’injustice environnementale. C’est, par l’imaginaire, défaire les nœuds de la pensée serrés autour des questions de représentation politique ou de frictions entre enjeux économiques et écologiques. C’est donc ouvrir, grâce à notre imaginaire, le spectre de nos potentiels d’action. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

 

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