Notre cerveau est-il capable de changer d’imaginaire ? À cette question, ma réponse tient en trois lettres : oui. Premièrement, l’une des découvertes majeures des neurosciences a permis de révéler la grande proximité entre, d’une part, l’imagination (brique de notre vie imaginaire) et, d’autre part, la perception de la réalité. Ainsi, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a montré que les réseaux cérébraux mobilisés lors de la perception visuelle sont également sollicités lorsque nous essayons d’imaginer cette scène mentalement les yeux fermés. De son côté, la neuropsychologie a établi qu’un patient entravé dans sa capacité à percevoir une scène visuelle du fait de lésions cérébrales spécifiques est aussi gêné lorsqu’il cherche à l’imaginer. Ce rapprochement entre perception et imagination se généralise à nos autres sens, et surtout à ces autres modalités de l’imaginaire que sont les rêves, les hallucinations ou l’exercice de la mémoire. Bref, il existe en nous un cinéma intérieur qui unifie au sein d’une grande famille les processus mobilisés dans notre rapport à la réalité extérieure et dans notre vie imaginaire.

Deuxièmement, notre perception suit un double mouvement qui provient à la fois du monde extérieur et de notre for intérieur. Ce mouvement ressemble à certains égards à la double échelle du rêve biblique de Jacob, sur laquelle des anges montent tandis que d’autres en descendent. Les réseaux cérébraux de la perception s’étendent en effet des régions inférieures du cerveau, qui sont branchées sur le monde extérieur, jusqu’aux régions supérieures, qui représentent les attributs les plus abstraits des objets perçus (par exemple, l’identité d’un visage, le sens d’un mot). Lors de la perception, le monde extérieur monte donc en nous du bas vers le haut de cette échelle cérébrale et, dans le même temps, notre posture consciente (c’est-à-dire nos désirs, connaissances et croyances) influence le fruit de cette perception dans le sens opposé. Prenons l’exemple de la fameuse image du lapin-canard de Jastrow : votre perception ne cesse d’alterner en quelques secondes entre deux interprétations différentes d’une même image, ce qui met bien en évidence les influences descendantes de la double échelle de la perception, puisque les influences montantes demeurent constantes. Pour paraphraser le psychanalyste Racamier, la perception est ainsi « une hallucination réussie ».

La perception est « une hallucination réussie »

Il découle des deux résultats précédents que tout comme notre perception, les contenus de notre vie imaginaire ne cessent en réalité de se modifier sous les effets conjugués des changements du monde extérieur (influences montantes) et des changements de notre posture consciente (influences descendantes). Pour autant, notre capacité à produire de nouveaux imaginaires audacieux va surtout dépendre des influences descendantes originaires du cœur de nos subjectivités, afin d’apporter des réponses innovantes aux défis posés par l’état actuel du monde.

J’aimerais illustrer un tel changement d’imaginaire « par le haut » en posant la question déterminante de notre sentiment d’appartenance au monde. Comment sommes-nous reliés à tout ce qui n’est pas nous – les autres humains, les animaux et tout le reste de la nature et du monde ? Pour y répondre, il est possible de reformuler cette question à partir de la distinction mathématique entre ensembles discrets et ensembles continus. Selon cette distinction, un élément qui fait partie d’un ensemble discret reste séparé des autres éléments par des frontières tranchées. Ainsi, le nombre 3 va être contigu et séparé des nombres 2 et 4. Mais ces frontières de contiguïté disparaissent dans un ensemble continu, où il existe une infinité de nombres entre chaque élément. Pour revenir à notre sujet, la question centrale devient alors : sommes-nous reliés au reste du monde par des liens continus ou par des liens discrets ? Nous concevons-nous plutôt comme des parties fusionnées au sein d’un Grand Tout (donc dans une continuité), ou plutôt comme des créatures conscientes, discrètes, séparées, qui font néanmoins partie de cet ensemble qui définit le monde ? Le déploiement de cette question permet de proposer une éthique qui consiste à commencer par prendre conscience de notre discrétion (entendue ici comme une relation discrète et non continue), puis à oser s’engager dans une simulation de continuité : se savoir être une créature consciente discrète et donc séparée du reste du monde, puis oser faire comme si l’on était en continuité avec lui. Un changement de focale : une éthique de la discrétion qui, appliquée aux questions contemporaines sociales, économiques, politiques et individuelles, ouvre la voie à un véritable changement d’imaginaire.  

photo : Le lapin-canard de Jastrow (1899). Wikimedia Commons

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