En me rendant en Alaska auprès des peuples animistes du Grand Nord, j’ai pris conscience d’une chose : loin de voler en éclats sous l’effet du dérèglement des écosystèmes et du réchauffement climatique, les mythes qui nourrissent les imaginaires de ces peuples n’en ont été que renforcés. L’incertitude et l’instabilité écosystémiques que nous vivons aujourd’hui sont au cœur des histoires que les autochtones se racontent depuis toujours et qu’ils continuent de transmettre à leurs enfants. Des histoires de frontières poreuses entre les êtres, de cosmologies accidentelles et de vie en milieu risqué. Cette mythologie les a armés tout à fait différemment de nous, modernes, pour faire face à ce grand bouleversement.

Les mythes du Grand Nord sont tous des histoires de spéciation, c’est-à-dire qu’elles racontent la manière dont le monde est passé d’un lieu où les frontières entre les êtres étaient poreuses, à une terre sur laquelle les espèces se sont différenciées les unes des autres. La plupart de leurs histoires commencent ainsi : « À cette époque, les humains et les animaux parlaient la même langue et tous se comprenaient. » Les mythes racontent un temps où le dialogue était possible parce que les frontières corporelles, physiques, n’étaient pas encore définies. Au moment où la spéciation s’achève, les êtres ne parlent plus la même langue et ne se comprennent plus. Cette spéciation est néanmoins nécessaire car, sans elle, le chaos règne et il ne peut y avoir de vie.

L’un des mythes les plus connus du Grand Nord met en scène un démiurge baptisé Corbeau, bien que l’on ignore la catégorie d’êtres à laquelle il appartient vraiment. Dans cette histoire, le monde était plongé dans l’obscurité et Corbeau en était insatisfait. Il avait appris qu’un vieil homme et sa fille détenaient la lumière du monde dans une toute petite boîte qu’ils gardaient bien cachée. Un jour, Corbeau décida de s’en emparer. Par la ruse, il parvint à s’introduire chez le vieil homme et à voler la boîte. Alors qu’il s’envola avec elle, il ne fit pas attention à Aigle qui le pourchassait. En l’évitant de justesse, il fit tomber une partie de la lumière du monde qui se brisa sur les rochers en une myriade d’éclats qui rebondirent jusqu’au ciel et l’étoilèrent. Fatigué, Corbeau laissa tomber le reste de la lumière. Quelques minutes plus tard, un astre aveuglant se leva à l’Est.

Redonner à l’animisme une place dans nos imaginaires n’a rien de farfelu ni de radical

Dans l’imaginaire des peuples du Grand Nord, la création du monde relève donc d’une cosmologie accidentelle où président l’incertitude, l’instabilité, la créativité au sein de chaque espèce. Elle est à l’opposé du mythe judéo-chrétien qui met en scène un Dieu humanisé qui crée le monde de manière intentionnelle. Le processus créatif lui appartient. Aujourd’hui, la science normative moderne a remplacé l’idée d’un Dieu unique qui nous gouverne. Nous voyons bien, notamment dans la manière de nous relier aux sciences de la nature, que notre rapport désanimé aux milieux qui nous entourent nous a empêchés d’envisager la possibilité qu’il existe une pluralité de façons de se relier au monde et qu’elles fonctionnent toutes selon des logiques très différentes. Un dialogue s’est brisé. Si vous sortez de chez vous, que vous regardez le ciel et que vous vous mettez à vous adresser aux nuages, on risque de vous prendre pour un fou. Ces manières d’être au monde ont été complètement rejetées du côté des traditions et des croyances. En Occident, elles font d’ailleurs doucement sourire la plupart d’entre nous. Mais tous ces peuples du Grand Nord nous disent autre chose.

J’ai passé du temps auprès des Even, un peuple habitant le Kamtchatka, une région à l’extrême est de la Sibérie. Tout comme nous, les Even vivent de manière incarnée, dans des corps d’êtres humains. Au sein de leur existence terrestre, revenir au temps du mythe passe par le rêve. Là où en Occident, avec l’essor de la psychanalyse, le rêve ne peut être que projectif, c’est-à-dire uniquement nourri d’images mentales de ce que nous avons vécu dans la journée ou dans nos vies, sans aucune interaction possible avec un quelconque extérieur, pour les Even, le rêve peut devenir un lieu où les barrières corporelles tombent momentanément, permettant un dialogue avec le monde invisible. C’est grâce à ce dialogue nocturne que les Even orientent leurs actions, qu’il s’agisse du choix du lieu de pêche du jour parce que le rêve aura révélé où se situaient les saumons, ou de décisions engageant une existence entière.

C’est ce que m’a raconté Daria, mon amie évène. Sédentarisée des années durant dans un kolkhoze à l’époque soviétique, elle ne cessait de rêver de la forêt. Quand l’URSS s’est effondrée, elle a « suivi le rêve », selon ses mots. Pour répondre à cette crise systémique, elle et son groupe sont repartis s’installer en forêt.

Le rêve, et donc le mythe, ont dans l’imaginaire évène, un rôle performatif.

À mes yeux, la tâche des anthropologues est de relativiser notre manière d’être au monde en réhabilitant celles des autres

Ailton Krenak, leader de luttes autochtones au Brésil, partage cette vision : pour lui, restituer au rêve sa puissance performative est une forme de combat politique. Cette question est actuellement au cœur des luttes de réappropriation des terres amazoniennes menées contre des agro-industriels du Brésil. Cette vision projective du rêve que nous entretenons, nous, Occidentaux, n’est qu’une construction culturelle qu’il est possible de dater à l’époque de la Renaissance. Rien n’est pourtant totalement perdu, puisque nous continuons à rêver. Le temps des mythes n’est pas mort. Je pense d’ailleurs que nous y reviendrons.

En France, des imaginaires ouverts à ces visions du monde ancestrales refont surface. Il suffit d’observer ce qui est à l’œuvre dans les ZAD, comment certains se sont rendu compte, en tentant de reconstruire des liens pratiques très concrets avec leur environnement, qu’ils n’arrivaient plus à penser les êtres qui les entouraient de la même manière. Il y a ces récits de jeunes éleveurs qui, au moment d’abattre leurs moutons, leurs vaches, prennent conscience que l’on ne peut tuer sans rituel un animal qu’on a élevé pendant plusieurs années. Ces collectifs se sont mis en relation avec des anthropologues et d’autres collectifs autochtones partout à travers le globe pour réinventer leurs pratiques et leurs manières d’être au monde. Je pense aussi à toutes ces alternatives forestières, aux manières dont certains bûcherons se sont réapproprié des pratiques extrêmement vieilles pour essayer de ressentir les énergies des arbres, de comprendre comment ils étaient connectés les uns aux autres. Je trouve ces initiatives absolument fantastiques. Ces tentatives d’expérimentations pourraient nous permettre, à terme, de transformer nos imaginaires politiques et, par conséquent, nos vies. Quels que soient nos procédés de reconnexion au monde invisible, il faut qu’ils soient incarnés, ancrés dans des possibilités de vivre le monde différemment.

Redonner à l’animisme une place dans nos imaginaires n’a rien de farfelu ni de radical. Il y a plusieurs milliers d’années, nous étions tous animistes, en tant que chasseurs-cueilleurs dans les forêts et dans les grandes plaines européennes. Nous portons cela dans notre mémoire. Ce souvenir est plus difficile à retrouver ici que chez les Even des kolkhozes parce que cela fait plus longtemps que nous avons adopté d’autres manières d’être au monde. Les situations de crise sont des moments opportuns pour raviver ces imaginaires. Alors que les formes qu’on avait stabilisées pour faire monde se délitent, nous sommes contraints de nous métamorphoser. Nous avons, chacun d’entre nous, connu ces moments charnières dans nos vies personnelles. Notre grand défi, c’est de passer au niveau collectif. À mes yeux, la tâche des anthropologues est de relativiser notre manière d’être au monde en réhabilitant celles des autres. En écrivant À l’Est des rêves, j’ai voulu montrer comment un collectif a pu changer de vie pour répondre à une crise systémique. Cela ne veut pas dire que nous devrons agir de la même manière. Chaque collectif agit à sa façon. Une chose est certaine, notre philosophie de la nature nous a menés dans le mur. Pourquoi, alors, ne pas tenter de s’inspirer d’autres manières d’être au monde ?  

 

Conversation avec MANON PAULIC

 

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