La rentrée scolaire 2022 se fera dans des conditions « très convenables » mais « pas optimales », annonçait le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye le 30 août. Pour Guislaine David, porte-parole du syndicat SNUipp-SFU, la rentrée promet plutôt d’être « très difficile ». Et pour cause : à l’issue de la dernière session du Capes, 4 000 postes sont restés vacants sur les 20 000 à pourvoir. Cela représente une baisse d’environ 10 % du taux de postes pourvus par rapport à l’année dernière.

On explique souvent cette crise d’attractivité par la faiblesse des salaires des enseignants : une personne admise au Capes gagne aujourd’hui 1 450 euros net par mois lors de sa première année de stage, puis 1 640 euros au moment de sa titularisation, soit à peine plus de 1,2 smic. C’est 10 % en dessous de la moyenne de l’OCDE pour les professeurs en début de carrière, et 20 % en dessous pour ceux qui ont quinze ans d’ancienneté. Mais cela ne suffit pas à expliquer la situation actuelle.

« C’est devenu un véritable parcours du combattant »

Comme le rappelle le sociologue Pierre Merle, « cela fait maintenant des années que les salaires des professeurs sont insuffisants ». Pour ce spécialiste des questions scolaires et des politiques éducatives, la grande particularité de cette rentrée tient surtout à la réforme du concours de recrutement des professeurs, effective pour la première fois cette année. Jusqu’alors, le concours avait lieu à la fin de la première année de master, et était suivi d’un an de stage. À la suite de la réforme, les étudiants passent le concours en deuxième année de master, en même temps que leur stage en établissement et leur mémoire de recherche. « C’est devenu un véritable parcours du combattant, explique Pierre Merle. Si vous voulez préparer vos cours correctement, vous n’avez plus le temps de préparer le concours. Et inversement. Ce sont des exigences vraiment dissuasives. » L’histoire l’a d’ailleurs prouvé. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy en 2008, le ministre de l’Éducation nationale Xavier Darcos imposait une réforme similaire. La mesure, rappelle le sociologue, « avait été suivie d’une forte baisse des recrutements ».

 

Démissions en série

Outre le manque de candidats en amont, l’Éducation nationale peine également à retenir les jeunes professeurs. « Les premières années d’enseignement sont particulièrement difficiles », souligne Pierre Merle. À l’issue du concours, les professeurs stagiaires, sans grande expérience, se retrouvent en effet affectés dans des zones d’éducation prioritaire, avec des classes le plus souvent difficiles. Selon le sociologue, « il ne faut donc pas s’étonner des abandons liés à des conditions de travail là encore dissuasives ».

« Je suis sortie de l’université pleine d’idéaux, je voulais vraiment aider à élever ceux qui créeront le monde de demain ! »

C’est le cas de Béatrice, qui a enseigné en maternelle puis en primaire dans la banlieue de Rouen, en Seine-Maritime. « Je suis sortie de l’université pleine d’idéaux, témoigne la jeune femme, je voulais vraiment aider à élever ceux qui créeront le monde de demain ! » Mais devant sa première classe, elle déchante rapidement. « Je me suis rendu compte qu’aucune formation “pratico-pratique” ne m’avait été dispensée », se souvient-elle. Comment aider un enfant de CM1 qui ne sait pas lire sans ralentir les autres ? Comment articuler l’apprentissage et les demandes de la vie courante ? Comment remplir des objectifs scolaires en décalage complet avec la réalité du terrain ? « J’étais complètement démunie. Je me sentais si peu préparée que je passais mes soirées, mes week-ends et mes vacances à travailler. Je me suis usée en un temps record. »

À ce mal-être quotidien s’ajoute l’impossibilité de parler à un supérieur. « Il faut savoir qu’en maternelle et en primaire, le chef des enseignants est l’inspecteur, et non le directeur de l’école », rappelle la jeune femme, qui travaille désormais comme horticultrice. Pour sa part, elle n’a rencontré son inspectrice qu’une seule fois en deux ans de carrière, le jour de sa démission.

« J’étais complètement démunie. Je me suis usée en un temps record » 

Nora*, elle, n’a finalement pas sauté le pas, mais il s’en est fallu de peu. Après son Capes de philosophie, la jeune Nantaise est envoyée tout au nord de la Meuse, dans une région extrêmement rurale du Grand-Est. « J’étais prête à aller n’importe où en France, du moment que je pouvais vivre en ville. » Or, son établissement se trouve à 1 h 40 en voiture de la métropole la plus proche. Si ses cours se passent très bien, si elle entretient une excellente relation avec ses élèves, le temps de trajet lui pèse : « Je n’avais vraiment plus de vie privée, se souvient-elle. Je passais mon temps libre dans la voiture, jusqu’au jour où j’ai eu un accident en me rendant au lycée. » L’établissement lui propose alors un logement de fonction : une place dans un internat presque insalubre. « J’ai écrit ma lettre de démission et averti la direction de ma décision. Après m’avoir assuré pendant des mois que c’était impossible, ils ont fini par me muter dans un autre établissement, un petit peu plus proche, pour finir l’année. »

Pour cette rentrée, Nora a obtenu un poste dans un lycée à trente minutes de chez elle. « C’est ce qui m’a décidée à rester une année de plus. Mais, avec cette épée de Damoclès que sont les affectations, je ne suis vraiment pas sûre de faire toute ma carrière dans l’enseignement. »

« Pendant longtemps, l’enseignement était la carrière d’une vie »

Autre développement inquiétant, la vague de démissions qui touche également des professeurs en milieu ou en fin de carrière. D’après le ministère de l’Éducation, on a recensé 1 554 démissions de titulaires en 2019-2020 et 1 648 en 2020-2021. Un chiffre certes modique, si on le rapporte aux quelque 800 000 enseignants en activité, mais qui ne cesse tout de même d’augmenter. « C’est quelque chose qu’on ne voyait pas avant, alerte Guislaine David. Pendant longtemps, l’enseignement était la carrière d’une vie. Et il y a une sécurité de l’emploi, ce n’est donc pas une décision facile à prendre. »

Dans une grande enquête réalisée par le syndicat auprès de 25 000 enseignants au printemps dernier, un tiers d’entre eux déclaraient toutefois envisager de changer de métier dans les années à venir. Outre les raisons salariales, beaucoup citent la dégradation des conditions de travail : un nombre trop important d’élèves par classe, un manque de psychologues scolaires et de moyens pour la scolarisation des enfants en situation de handicap, une charge administrative croissante qui empiète sur le temps d’enseignement… « Comme la société est en crise, et que les familles et les enfants sont tous touchés, on se retrouve à devoir gérer des choses en classe qui ne sont plus de notre ressort. Tout cela contribue à une perte de sens du métier, souligne la syndicaliste. En fin de compte, on ne sait plus pourquoi on est là. »

Laurence avait rejoint l’enseignement public par pure vocation. Professeure agrégée de lettres en région parisienne, elle ne parvient cependant pas à obtenir de poste fixe. Pendant quinze ans, elle est remplaçante. « J’étais parfois envoyée dans six établissements différents au cours d’une même année, aux quatre coins de Paris. À chaque fois, il fallait rattraper le programme en cours de route, repartir à zéro avec les élèves. C’était éreintant. » Mais le facteur déterminant, pour la quinquagénaire, c’est la violence à laquelle elle est confrontée quotidiennement, de la part des élèves comme des parents, et l’absence de soutien de sa direction. « Je me souviens d’un élève qui avait plaqué une professeure d’espagnol au mur. La réaction de la principale adjointe : “Il n’y a pas mort d’homme.” »

« C’était un véritable crève-cœur, mais je ne pouvais plus continuer ainsi »

Après plusieurs années de réflexion, Laurence donne sa démission. « C’était un véritable crève-cœur, mais je ne pouvais plus continuer ainsi. » Elle n’abandonne pas pour autant l’enseignement et rejoint un établissement privé. « Ma vocation, ma mission, ma relation avec les élèves restent inchangées. Mais j’exerce désormais dans des conditions décentes. » Quant à Claude, professeur de sciences physiques qui a d’abord enseigné en région parisienne, puis dans sa Picardie natale, il ressent profondément cette perte de sens. Enseignant tour à tour en lycée professionnel, collège et lycée général, il décrit un métier usant et solitaire : « Même si l’on est toute la journée face à trente personnes qu’il faut constamment occuper, le professeur est en réalité très seul. Il doit également tenir les objectifs gouvernementaux, s’adapter à des programmes qui ne cessent de changer, assumer des tâches administratives de plus en plus prenantes… Le tout pour une matière qui n’intéresse en réalité pas grand monde, et dont personne ne garde de souvenirs », résume-t-il, non sans amertume. Au bout de dix-huit ans de carrière, il donne sa démission et se reconvertit dans le milieu associatif. « Je voyais des collègues à quelques années de la retraite qui étaient vraiment à la peine, qui étaient tout à fait démoralisés. Je ne pouvais tout simplement pas m’imaginer vivre la même chose. »

 

Contractuels à la rescousse ?

En vue de garantir la présence d’« un professeur devant chaque classe » à la rentrée, les établissements font appel à un nombre croissant de contractuels – environ 3 000 en cette rentrée 2022. Ces volontaires n’ont pas passé de concours et sont recrutés sur entretien, à la seule condition d’avoir un bac + 3. Une campagne de « jobdating », organisée par le ministère au printemps dernier et prenant la forme d’entretiens de trente minutes, avait d’ailleurs fait scandale dans le milieu. « Le problème de ces contractuels, c’est qu’ils sont “formés” en quatre jours, au terme desquels ils se retrouveront seuls face à une classe. Ils n’auront jamais eu de stage, de retours sur leur performance, d’accès à la recherche sur l’éducation », déplore Guislaine David. Par ailleurs, ils sont pour la plupart affectés dans des établissements défavorisés, là où le manque de personnel est le plus prononcé. « Envoyer des contractuels sans expérience dans les établissements qui scolarisent majoritairement des enfants en difficulté scolaire va encore creuser les inégalités de chance dans le système éducatif », anticipe Pierre Merle.

« Le problème de ces contractuels, c’est qu’ils sont “formés” en quatre jours »

Pour préparer sa toute première rentrée en tant que professeure contractuelle, Alma*, en reconversion après des expériences dans le conseil et la production cinématographique, écume le net. « Sur les sites web de l’Éducation nationale, on ne trouve que les grandes lignes du programme, regrette-t-elle, mais rien sur la structure type d’un cours, le découpage d’une séquence… » Pour répondre à ses nombreuses questions, la future prof d’anglais a dû se tourner vers une association qui conseille les contractuels sur la marche à suivre. Pour autant, l’ancienne élève de Sciences Po ne s’inquiète pas trop : « En matière de pédagogie, je ne pense pas être plus démunie que les agrégés, qui ont passé des années à étudier leur matière en profondeur et se retrouvent face à une classe qui n’a pas les bases. » Consciente du caractère controversé de son statut, Alma y voit pour sa part l’opportunité de « tester le métier » avant de se lancer dans un concours réputé difficile, mais reconnaît tout de même que le processus de sélection est assez léger, et l’entrée en poste plutôt brutale. Elle vient d’apprendre qu’elle enseignera dans un collège en REP de la banlieue parisienne, qu’elle aura une classe Segpa (Section d’enseignement général et professionnel adapté), et qu’elle sera professeure principale. « Un vrai défi, reconnaît Alma, d’autant plus que le proviseur de mon collège a lui-même démissionné pendant l’été. »

Face à ce tableau très noir, le ministère de l’Éducation a annoncé plusieurs mesures d’urgence, parmi lesquelles l’augmentation des salaires des enseignants en début de carrière, la titularisation de nombreux contractuels et la mise en place d’un « fonds d’innovation pédagogique » qui allouerait un budget à certains établissements volontaires pour réaliser un projet. Des mesures accueillies avec une certaine circonspection par de nombreux professionnels : « Si la revalorisation des salaires est bien sûr primordiale, nous avons aussi besoin de cohérence, de continuité. Il faut arrêter d’en demander toujours plus à des enseignants déjà durement éprouvés par le Covid, et qui sont sans cesse pointés du doigt », souligne la syndicaliste Guislaine David. Et Béatrice, l’ex-enseignante devenue horticultrice, de conclure : « On parle beaucoup d’école de la bienveillance, mais il faudrait aussi que l’Éducation nationale fasse preuve de bienveillance à l’égard de ses professeurs ! » 

* Les prénoms ont été changés.

 

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