Panne d’ascenseur social

Édouard* est entré dans l’administration il y a vingt-deux ans, par la petite porte. Au fil des ans, le jeune agent administratif a gravi les échelons pour finalement devenir greffier des services judiciaires, à Paris. « Un pur bébé Justice », résume-t-il. Son choix de carrière n’était pas anodin : « Je voulais me sentir utile à la société, participer de près à son fonctionnement. » Dans quelques semaines, Édouard claquera la porte de son ministère, non sans amertume. Pris d’une « désaffection totale » pour son travail, il dit avoir perdu tout respect pour son institution et pour sa hiérarchie.

Cette dernière est la raison principale de son départ. En vingt ans, Édouard a vu l’administration changer profondément : « Avant, la hiérarchie n’était pas seulement managériale, elle était aussi technique. On pouvait se rapprocher d’un supérieur, il connaissait notre travail parce qu’il l’avait exercé avant d’arriver à son poste. Aujourd’hui, on se trouve face à des gens qui n’y connaissent strictement rien, n’ont aucune crédibilité. Ils remplissent des tableaux Excel et traitent les gens comme du bétail. »

« On propulse des gens qui ne connaissent la justice ni de près ni de loin »

Il regrette la méritocratie d’antan qui, selon lui, n’existe plus dans l’administration judiciaire. « On commençait en bas de l’échelle, et on montait progressivement. » À présent, l’ascenseur est grippé. « On propulse des gens qui ne connaissent la justice ni de près ni de loin. Avoir fait une fac de droit ne suffit pas. Celle-ci prodigue un enseignement théorique, mais un technicien de la justice se forme sur le terrain. »

Voilà quatre ans qu’Édouard a demandé à gagner en responsabilités, à encadrer une petite équipe. Malgré ses relances, ses lettres de recommandation, de motivation, il n’a jamais reçu de réponse à sa requête. Il n’en attend plus, « l’administration étant devenue trop lourde ».

« La jeune génération se rend compte que l’institution judiciaire est archaïque, qu’elle entretient des usages inutiles »

Dans son service, certains jeunes diplômés tiennent seulement quelques mois. « Ils prennent conscience de l’absurdité du métier de greffier aujourd’hui, constate Édouard. On nous a progressivement retiré des compétences. À force, notre travail ne consiste plus qu’en des tâches qui pourraient être résolues rapidement par la technique. La jeune génération se rend compte que l’institution judiciaire est archaïque, qu’elle entretient des usages inutiles, et elle ose beaucoup plus la quitter. »

Récemment, une ex-collègue est devenue secrétaire médicale dans un cabinet privé. Un autre développe à présent son entreprise de terrassement. Édouard a opté pour le détachement en rejoignant l’administration territoriale, où l’horizon lui paraît moins bouché. Son salaire va rester le même, environ 2 100 euros par mois, mais avec une proportion de primes moindre, et donc l’espoir d’une meilleure retraite.

« Je ne suis pas entré dans l’administration pour le salaire, la justice était et reste l’un des ministères les moins attrayants de la fonction publique, précise-t-il. À mes yeux, la justice était vraiment quelque chose de beau. » Il regrette qu’en retour de leur service rendu à la société, l’État ne sache pas prendre davantage soin de ceux qui travaillent pour lui.

 

Erreur de casting

Ingrid Leroy, aujourd’hui âgée de 36 ans, ne cherche pas à s’inventer un destin brisé. Ce qui l’attirait avant tout dans la fonction publique, c’était la sécurité de l’emploi. « J’étais quelqu’un de très anxieux et j’avais besoin d’un filet de sécurité pour me lancer dans la vie », dit-elle. Le hasard a voulu qu’elle devienne inspectrice des impôts. « J’ai passé plusieurs concours et c’est le premier que j’ai décroché. »

En dix ans de carrière, Ingrid a changé cinq fois de service. La première mutation lui a été imposée d’emblée « par manque d’ancienneté », les quatre suivantes ont eu lieu à sa demande. Les contrôles fiscaux la mettaient mal à l’aise, elle préférait réaliser des expertises dans un bureau. Au bout de trois ans passés dans un service qui lui convenait plutôt bien, avec un chef qu’elle décrit comme une « perle rare », Ingrid Leroy s’est mise à s’ennuyer. Pour se « rebooster », elle a demandé à changer. « J’ai atterri à Bercy, et ça a été le début de la fin », dit-elle. Un an après son arrivée, elle comprend qu’elle fait un burn-out. En cause : sa relation avec la hiérarchie. « On était des matricules, dit-elle. Il n’y avait plus cette considération humaine que j’avais trouvée au début de ma carrière dans la fonction publique. Je ne retournerais à Bercy pour rien au monde. C’était mon erreur de parcours, ce qui a tout précipité. »

« On était des matricules. Il n’y avait plus de considération humaine »

En 2018, Ingrid dépose une demande de congé de formation, qui est acceptée. Plus jeune, elle avait une passion, qu’elle regrette d’avoir laissée de côté : l’esthétique. En 2020, elle décroche son CAP et plusieurs certifications, du massage prénatal à la réflexologie plantaire en passant par le kobido, un soin du visage japonais. Depuis quelques mois, elle travaille à son compte et se lève avec le sourire chaque matin.

« Je ne renie pas du tout mes années dans la fonction publique, précise la jeune femme. Elles m’ont permis de cheminer dans ma tête et de comprendre ce que je voulais vraiment. Je connais maintenant mes limites, ce que je suis capable de tolérer, ou pas. » Tant pis pour la sécurité de l’emploi, Ingrid Leroy a envie de travailler pour elle-même, sans hiérarchie. Elle sait qu’elle gagnera moins bien sa vie, mais c’est le prix qu’elle veut bien payer pour s’épanouir au quotidien.

Malgré son enthousiasme, Ingrid n’a pas encore l’esprit tranquille. Sa démission lui a été refusée et l’administration pourra un jour lui demander de réintégrer ses rangs si le personnel venait à trop manquer. « J’ai une épée de Damoclès au-dessus de la tête », dit-elle. Retrouver son ancien poste serait une souffrance pour cette fonctionnaire persuadée, désormais, qu’elle ne « rentrera jamais dans le moule » de l’administration publique.

 

La santé avant la passion

Pour Solenne Guismé, le soin est une affaire de générations. La trentenaire, aide-soignante dans le milieu hospitalier, a hérité son empathie de sa mère, auxiliaire en gériatrie, et de sa grand-mère, infirmière-sage-femme qui, « installée par amour dans un petit village en Algérie, troquait ses soins contre des denrées alimentaires », raconte-t-elle. Ainsi, rien de plus naturel pour Solenne que de perpétuer la tradition des femmes de sa famille. « Le bien-être, je savais faire, et j’aimais ça. »

En 2010, elle trouve son premier emploi dans une maison de retraite rattachée à un hôpital public, dans l’Aisne. S’occuper des personnes âgées est ce qu’elle préfère. Sur place, elle est témoin d’actes de maltraitance. Elle finit par être convoquée par la direction : on lui reproche de passer trop de temps avec les résidents et de nuire ainsi au bon fonctionnement de l’établissement. « À l’époque, déjà, on pensait “rendement” », dit-elle.

Redirigée vers l’hôpital, elle est affectée dans plusieurs services avant de s’arrêter en pneumologie, où elle s’épanouit. Les équipes sont composées des deux à trois infirmières et de deux aides-soignantes pour une vingtaine de lits. L’ambiance est excellente, la personne qui l’encadre « exceptionnelle ». Mais en 2018, l’hôpital met en place un « plan de retour à l’équilibre ». Cinq lits disparaissent et les équipes sont réduites. Elles ne sont plus qu’une infirmière et une aide-soignante pour quinze lits. Le rythme est trop lourd, les tâches sont trop difficiles à réaliser seules. Les uns après les autres, les corps des soignantes lâchent. Solenne souffre d’une inflammation de la coiffe, une tendinite au niveau de l’épaule. Elle sera en arrêt de travail pendant presque deux ans. Ses collègues ne peuvent plus travailler non plus, souvent à cause des mêmes symptômes, ou pour cause de hernie discale. Sur sept aides-soignantes en arrêt de travail, quatre sont reclassées. Elles deviennent secrétaires ou animatrices en maison de retraite.

« Si je ne pars pas, c’est moi qui vais me retrouver sur un lit d’hôpital »

Pour Solenne, l’arrêt de travail est un déclic : elle monte son dossier de reconversion. Sa vie est devenue trop difficile à gérer. Elle ne trouve même plus de nourrice pour ses enfants à cause de ses horaires décalés. Elle est épuisée psychiquement et ne voit pas comment elle pourrait reprendre son travail physiquement. Puisqu’elle n’a pas pu remplir la mission qu’elle s’était donnée, à savoir offrir du bien-être à ceux qui en ont besoin, elle veut essayer autrement. En novembre, elle commencera elle aussi une formation d’esthéticienne. « On est beaucoup à se tourner vers ces métiers-là, explique-t-elle. C’est peut-être une manière de prendre soin de soi-même et de se réparer. » Elle part avec un sentiment de culpabilité, l’impression d’abandonner ses patients. « Mais si je ne pars pas bientôt, assure-t-elle, c’est moi qui vais me retrouver sur un lit d’hôpital. » En attendant l’automne, elle serre les dents. Ce soir, elle travaille de nuit. Sur le parking de l’hôpital, en descendant de sa voiture, elle aura comme tous les jours la boule au ventre. Au petit matin, elle démarrera, comme souvent, sa voiture en pleurant. Elle pourra néanmoins se consoler en se rappelant que, bientôt, elle sera en mesure de perpétuer à nouveau la tradition familiale.

 

Une ambition freinée

À son entrée dans l’armée de l’air, Audrey* avait 25 ans. Après douze ans de service, elle a décidé d’abandonner sa carrière de militaire, frustrée de ne pas évoluer assez vite. Convaincue que l’administration publique peut encore lui offrir la carrière dont elle rêve, elle a passé le concours de l’ENA avant de rejoindre une administration publique. Elle occupe aujourd’hui le poste de secrétaire générale d’une direction.

« J’ai adoré mes dix premières années dans l’armée de l’air, en unités opérationnelles. J’ai participé à de nombreuses interventions extérieures, j’ai commandé au combat. J’étais épanouie dans mon travail, jusqu’à ce que je me trouve bloquée dans mon évolution. Dans l’armée, plus on monte en grade, moins on fait de terrain. C’est la progression naturelle de la carrière d’officier. En quittant le terrain, j’ai eu le sentiment de perdre en stimulation, sans pour autant trouver une compensation intellectuelle. Mes supérieurs ne m’inspiraient plus, ne me donnaient plus envie d’y aller. Je voyais ma carrière toute tracée, avec une évolution bien trop lente – il faut savoir que, dans l’armée, l’ascension ne se fait pas au mérite, mais à l’ancienneté. Ce fut un avantage lorsque je suis tombée enceinte de mes enfants : je rentrais de congé maternité et j’étais augmentée. Mais j’avais une ambition qui ne correspondait pas au tempo de l’armée. On me disait d’être patiente, or je ne pouvais pas me faire à l’idée d’attendre l’âge de 50 ans pour voir ma carrière soudainement décoller. J’avais besoin de me trouver régulièrement en difficulté pour avancer.

« J’attends mon quatrième enfant et j’ai un très gros poste. Je voudrais que les femmes sachent que c’est possible »

C’est pour cette raison que j’ai décidé de passer l’ENA, que j’ai obtenue. En un an, mon administration m’a permis, en termes d’évolution, ce que l’armée m’aurait permis sur dix ans. J’attends mon quatrième enfant et j’ai un très gros poste. Je voudrais que les femmes sachent que c’est possible. Mais j’aurai bientôt envie de changer. Il y a aujourd’hui, au-dessus de moi, seulement des postes de direction. Je suis trop jeune pour y prétendre. Grâce à mon concours, à mon totem d’invincibilité, je sais néanmoins que je peux aller dans n’importe quel ministère, sur n’importe quel poste, dans n’importe quelle région. Mes possibilités se sont rouvertes. Dans l’armée, elles s’étaient toutes refermées. Je dois dire que la sécurité de l’emploi, ça me parle. J’ai conscience d’avoir ce filet et donc de pouvoir me lancer. Je peux me permettre d’être audacieuse. » 

 

* Les prénoms ont été changés.

 

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