Simon attend le car du ramassage scolaire au bout du chemin de Fridières, en face du viaduc qui enjambe la Santoire derrière la maison d’Albert. C’est le matin du 15 avril et il se sent planté dans la beauté du monde comme une écharde sous un ongle. La beauté du monde, c’est sa mère qui cite Aragon au moins quinze fois par semaine depuis qu’ils sont venus habiter à Fridières ; l’écharde sous l’ongle, c’est une expression de son père. Il voudrait être ailleurs et il n’a pas le choix, pas encore ; à quatorze ans, on n’a pas le choix, on dépend des parents. Il les a suivis à Fridières, six habitants à l’année jusqu’en août 2020, neuf depuis leur arrivée, 963 mètres d’altitude, commune de Condat, Cantal, Auvergne, France, Europe, Monde.

Il est passé devant la maison d’Albert dont les volets sont fermés. On a toujours dit Albert et il n’avait découvert son nom de famille, Benech, que depuis qu’il avait commencé à l’aider pour les papiers. Albert appelait papiers tout ce qui relève des démarches administratives et il s’appliquait beaucoup pour les papiers. Il avait peur de se tromper, d’oublier, de ne plus être capable. Il vérifiait, classait, recommençait, il voulait bien faire. Il avait écrit en grosses lettres majuscules IMPÔTS, ÉLECTRICITÉ, TÉLÉPHONE, MALADIE sur quatre enveloppes grand format et gardait ce qui n’entrait pas dans ces catégories dans une boîte en carton gris et dur, la boîte de la dernière paire de chaussures achetée chez Maroncle à Riom, le magasin n’existait plus. Simon se souvient de tout, il entend la voix d’Albert, ça tourne à l’intérieur de lui. Albert est son premier mort.

Il vérifiait, classait, recommençait, il voulait bien faire

Simon n’a pas connu la femme d’Albert, qui était fils unique, comme lui, et n’avait pas eu d’enfants. En 2006, quand les parents ont acheté la maison de Fridières, Albert, déjà veuf et à la retraite depuis plusieurs années, s’activait sans frénésie entre son jardin, ses poules et ses lapins, les cueillettes de champignons, de framboises, de myrtilles ou de mûres, la confection de confitures ou de conserves qu’il partageait volontiers et la pêche à la ligne découverte sur le tard. Il avait la patience et le goût d’expliquer, de montrer comment les poules couvent ou comment les truites mordent dans la Santoire sous le viaduc. Albert allait avec Fridières, rimait avec Fridières, dit la mère de Simon qui vit poétiquement ; il était né dans sa maison et ne l’avait quittée que pour le service militaire. Pendant des années, au moment des vacances, Simon avait passé beaucoup de temps avec Albert qui, pour lui, avait toujours été vieux, sec et lent, doux et silencieux, très ordonné et même un peu maniaque, muni de tablettes de chocolat au lait et d’animaux familiers.

En 2020, après le grand confinement du printemps, quand les parents, convertis au télétravail, avaient décidé de venir habiter à Fridières où la connexion était excellente, Simon, qui entrait en cinquième au collège de Condat et allait sur ses douze ans, avait inventé avec Albert de nouveaux usages et mieux connu sa vie. Il avait commencé à comprendre qu’Albert avait tout le temps peur de ne plus pouvoir faire face ; il employait cette expression que Simon a encore dans l’oreille. Albert disait faire face sans dépendre tant qu’on a la santé, pour le ménage, la cuisine, les courses, la lessive, la toilette, la voiture, le docteur et les papiers. Pendant son premier hiver à Fridières, Simon avait vu les choses devenir chaque jour plus difficiles pour Albert ; les quatre enveloppes débordaient, la boîte en carton aussi, la moitié de la table était noyée sous la marée montante des courriers et des prospectus publicitaires qu’Albert ne triait plus. Simon avait fini par en parler à ses parents et son père avait su convaincre Albert de lui laisser jeter un coup d’œil, pour lui permettre de s’y retrouver. Simon avait laissé faire son père qui saurait trouver les mots pour aider Albert sans l’humilier ; on était tous chamboulés par l’épidémie, les confinements, les vaccins, il fallait s’adapter et, entre voisins, on se connaissait depuis assez longtemps pour s’aider, se rendre service.

Et les vieux comme lui qui n’avaient pas de Simon pour les aider à vivre en ligne, ils feraient comment ?

Albert avait repris pied ; ensuite Simon, sur les conseils de ses parents et avec son ordinateur portable qu’il ouvrait sur la table de la cuisine, avait accompagné Albert pour toutes les démarches, de plus en plus nombreuses, qui devaient être accomplies en ligne. Albert avait d’abord souri de cette expression parce qu’elle lui rappelait la pêche, en beaucoup moins bien. Un autre hiver avait passé, mais, en mars 2022, quand la trésorerie publique de Condat avait fermé, Albert, pour la première fois depuis que Simon le connaissait, s’était mis en colère. Il faudrait courir où, maintenant, pour les impôts, à Mauriac, à Saint-Flour, pourquoi pas à Aurillac ; et les vieux comme lui qui n’avaient pas de Simon pour les aider à vivre en ligne, ils feraient comment ? Ensuite, le lundi 5 avril, il s’était jeté du haut du viaduc qui enjambe la Santoire au bout du chemin derrière sa maison. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !