Une vague de grèves submerge le Royaume-Uni depuis le printemps et elle tend à s’amplifier. Les uns après les autres, les salariés des transports ferroviaires et routiers, ceux de British Telecom ou d’Amazon, les dockers de Felixstowe, plus grand port de fret du pays, et d’autres s’y sont engagés, générant le plus gros mouvement de revendications salariales du secteur privé depuis le fameux « hiver du mécontentement » de 1978-1979, il y a plus de quarante ans. Le secteur public et certaines entreprises qui s’y rattachaient il y a encore quelques années ont peu à peu rejoint la contestation durant l’été. 115 000 postiers du Royal Mail (la poste britannique, entièrement privatisée depuis 2015) ont déposé des avis de grèves pour les 26 et 31 août et les 8 et 9 septembre. Les éboueurs de grandes villes, dont Londres ou Édimbourg, ont fait de même. Les débrayages se sont multipliés chez les cheminots (du privé et du public), les perturbations dans le métro londonien aussi. Enfin plusieurs secteurs de l’Éducation nationale (les membres des jurys d’admission scolaire en Angleterre, les personnels des crèches et des maternelles en Écosse, etc.) ont embrayé. Il faut dire qu’entre le début de l’année et juillet, l’inflation au Royaume-Uni atteignait 10,1 %, la plus forte d’Europe occidentale (6,1 % en France), quand les salaires n’augmentaient que de 1,8 % dans la fonction publique.

Un ressentiment qui remonte aux années Thatcher

Vu l’inflation galopante (Citigroup prévoit un taux de 18,6 % en Grande-Bretagne pour l’année 2022), les revendications demandent de 10 % à 13 % d’augmentation immédiate des salaires. Mais, dans la fonction publique et les secteurs qui en faisaient traditionnellement partie (les postiers ont voté leur grève à 98,7 %), elles sont aussi marquées par l’accumulation d’un ressentiment qui remonte aux années Thatcher.

En mai 1979, cette dirigeante du Parti conservateur, qu’on appellera bientôt la Dame de fer, accède au pouvoir. Elle va y rester onze ans, jusqu’en novembre 1990. Adepte fervente du néolibéralisme en économie, elle va imposer à la fonction publique une cure d’amaigrissement radicale allant dans trois directions :

– une privatisation massive des sociétés publiques actives dans la production de biens et de nombreux services ;

– le recentrage de la fonction publique sur ses fonctions régaliennes (sécurité, santé publique, éducation…), les autres dépenses, surtout celles dites « de guichet » (les subventions), étant vouées à disparaître. Le cas le plus frappant sera la réduction drastique des allocations chômage et des aides sociales ;

– l’introduction dans son fonctionnement des normes de gestion et de rentabilité des entreprises privées, ce qu’on appelle le New Public Management.

Aujourd’hui, en Europe de l’Ouest, la Grande-Bretagne maintient, de loin, le plus faible taux de dépenses par habitant pour ses services publics

Résultat : la fonction publique, qui constituait 29,3 % de la force de travail britannique à l’accession au pouvoir de Margareth Thatcher, ne représentait plus que 18,6 % de celle-ci à l’arrivée de son successeur, John Major, en 1990 : les coupes claires avaient concerné plus d’un tiers des fonctionnaires. En 2018, le secteur public ne réunissait plus que 16,5 % de l’emploi britannique. Le cas de British Rail, société publique privatisée en 1993, est pour beaucoup l’incarnation même de la « dérive néolibérale » qui a dominé la pensée des gouvernants durant quatre décennies, le « néotravailliste » Tony Blair, qui a régné dix ans, y ayant amplement adhéré. Depuis, le réseau ferroviaire britannique, très dégradé, a été partiellement renationalisé, sans revenir à ses capacités de service antérieures.

Aujourd’hui, en Europe de l’Ouest, la Grande-Bretagne maintient, de loin, le plus faible taux de dépenses par habitant pour ses services publics. Et leur détérioration a aussi touché l’éducation et la santé, ces secteurs que Mme Thatcher disait vouloir préserver. Les sondages britanniques montrent qu’actuellement, malgré la crise, le Labour n’est vraisemblablement pas en position de reprendre le pouvoir. Mais ils montrent aussi (comme aux États-Unis) que l’idée d’un nécessaire réinvestissement de l’État dans l’économie nationale reprend de la vigueur dans l’opinion.

Cette contestation du néolibéralisme surgit dans un contexte de forte croissance des inégalités (le Royaume-Uni a le taux de pauvreté infantile le plus élevé de toute l’Europe de l’Ouest). Selon l’OCDE, de 2010 à 2017, à population égale, la France a annuellement investi en moyenne 0,6 % à 0,7 % de son PIB dans son système de santé, le Royaume-Uni 0,3 % à 0,4 %. La France compte 387 000 lits d’hôpitaux, pour 157 000 au Royaume-Uni. Il y a en France 10,8 infirmières pour 1 000 habitants, contre 7,8 seulement outre-Manche. Si, comme leur syndicat l’envisage, les infirmières du NHS, le service national de santé, se mettent en grève le 15 septembre, ce serait une première dans toute l’histoire du Royaume-Uni. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !