Si l’on s’en tient à la définition la plus commune du viol, un rapport non consenti, on sera surpris de constater que ce n’est pas ainsi que notre droit considère ce crime, ainsi défini par le Code pénal (art.222-23) : « Tout acte de pénétration, de quelque nature qu’il soit, […] commis par violence, contrainte, menace ou surprise. » Non seulement la nécessité de recueillir un consentement informé et libre de toute pression n’est pas présente, mais on peut même estimer qu’une présomption de consentement est inscrite en filigrane dans notre droit : le refus d’une relation sexuelle est une condition nécessaire mais pas suffisante pour obtenir une condamnation ; il faut que ce refus soit corroboré par une « violence », une « contrainte », une « menace » ou une « surprise ». Notre Code pénal fait comme si le viol n’était pas une violence en soi, il réclame une sur-violence.

Quand on regarde de près les violences sexuelles, on observe qu’au moment des agressions, les victimes, dans leur très grande majorité – 70 % selon une étude suédoise –, sont en état de sidération, dans l’incapacité de réagir : je veux crier, aucun son ne sort ; je veux courir, je n’ai plus de jambes… Dès lors, l’agresseur n’a pas recours à une violence et l’infraction n’est pas constituée. Notre Code pénal méconnaît une réalité sociologique, psychologique et scientifique pourtant établie depuis très longtemps : au XIXe siècle, le médecin légiste Auguste-Ambroise Tardieu relevait déjà cette incapacité de réaction devant un événement inattendu, voire traumatique – en l’occurrence, un vol de portefeuille dans la rue. À partir des années 1970, les études sur le psycho-traumatisme ont établi clairement les phénomènes de sidération et de dissociation.

« Nous sommes un groupe de juristes et d’avocates qui nous battons pour l’inscription d’un consentement volontaire dans le Code pénal »

En outre, les termes de « violence », « contrainte », « menace » ou « surprise » ne sont pas définis dans le Code pénal. Ils ne l’ont été que par la jurisprudence, or nous sommes en droit d’attendre des solutions juridiques connues à l’avance – c’est le principe de la prévisibilité du droit. Victime d’un viol, le traitement de ma plainte va dépendre des représentations qu’ont les policiers et magistrats en charge de la procédure : si l’acte n’est pas, selon eux, d’une gravité suffisante, la violence ne sera pas retenue ; et si, à l’inverse, ils sont compréhensifs et tentent de caractériser une violence, une contrainte ou une surprise, pour autant l’incertitude demeure, car de nombreuses condamnations en première et deuxième instance sont ensuite invalidées par la Cour de cassation, qui peut par exemple considérer que les actes de violence n’ont pas été concomitants au viol ou ne pas reconnaître la contrainte économique – céder pour conserver son travail.

Nous sommes un groupe de juristes et d’avocates qui nous battons pour l’inscription d’un consentement volontaire dans le Code pénal. Nous voulons que seul un « oui libre et éclairé » vaille consentement. Avec une telle disposition, la procédure serait réorientée non pas vers la seule recherche d’éventuelles violences, mais aussi vers des questions du type : comment la personne mise en cause s’est-elle assurée que l’autre était consentante ?

Sur le consentement, il y a trois cas de figure : j’ai dit « non », et cela devrait suffire pour constituer l’infraction ; je n’ai rien dit, et l’adage « qui ne dit mot consent » doit devenir « qui ne dit mot ne consent pas » ; et si j’ai dit « oui », il faudra alors vérifier que ce « oui » a été librement énoncé, sans peur d’être battue, de mourir, de perdre mon travail, etc. La réalité de la vie humaine est telle qu’il peut y avoir mille raisons pour lesquelles céder sans pour autant consentir, pour reprendre la distinction importante de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, dans un texte de 1985, « Quand céder n’est pas consentir ».

Pour défendre l’inscription du consentement positif dans le droit français, nous nous appuyons sur l’expérience canadienne : depuis 1992, le Code criminel canadien définit strictement l’accord volontaire donné à l’activité sexuelle. Cette modification du droit canadien a permis un respect plus grand de l’intégrité physique et psychique des personnes. C’est un changement de paradigme qui fait boule de neige. En Suède, par exemple, l’intégration d’une telle approche dans le Code pénal en 2018 a conduit à une hausse de 70 % des condamnations. Un nombre croissant de pays occidentaux adoptent cette approche. La France appartient à un groupe de pays, principalement d’Europe centrale, qui continuent d’exiger parmi les éléments constitutifs de l’infraction le recours à la violence.

« Les victimes de viol ou d’agression sexuelle veulent être entendues dans leur « non » sans qu’elles aient besoin en plus d’être tabassées »

L’absence de consentement dans notre Code pénal est le reflet de mentalités qui garantissent les intérêts des hommes en considérant que la femme qui ne veut pas être violée n’a qu’à se débattre. Je cite le procès-verbal d’audition d’un agresseur : « Si elle aurait dit non, j’aurais arrêté, mais elle a seulement dit non. » Comprendre : elle ne s’est pas débattue, donc je n’avais pas compris qu’elle ne voulait pas.

Les victimes de viol ou d’agression sexuelle veulent être entendues dans leur « non » sans qu’elles aient besoin en plus d’être tabassées. Un changement de modèle juridique répondrait à une question troublante : comment est-il possible que le refus d’une relation sexuelle ne produise pas d’effet juridique et ne suffise pas à constituer une infraction de viol ou d’agression sexuelle ?

Le droit, outre qu’il réprime, a une vertu profondément éducative. Faire entrer la notion de consentement dans le droit français, exiger un « oui libre et éclairé » pourrait constituer un repère, y compris pour ces relations asymétriques avec emprise et domination décrites par Vanessa Springora ou Judith Godrèche, ces mêmes dynamiques de rapports de pouvoir par lesquelles on manipule un être en construction pour en faire un objet sexuel. Parmi les femmes qui ne réussissent pas à dire « non », il y a les plus vulnérables, les plus précaires ; ce sont précisément les moins protégées par le droit.

Certaines intellectuelles féministes considèrent qu’il ne faut pas changer le droit mais l’application du droit, qu’il faut mieux former les magistrats et les policiers. Seulement, la formation, cela fait cinquante ans qu’on l’attend et rien ne change. Pendant ce temps, des femmes, des jeunes, des enfants ne sont pas reconnus comme victimes et des agresseurs sont couverts par une forme d’impunité. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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