La question du consentement se pose-t-elle différemment pour les adolescents ?

Rappelons déjà ce que l’on entend par adolescence. C’est une période de grand remaniement lié aux changements corporels, pubertaires, psychiques et relationnels. Au niveau cérébral, les transformations sont profondes : toutes les cartes du cerveau sont rebattues, jusqu’à ce qu’il se stabilise à peu près définitivement autour de 23-25 ans. C’est à partir de cet âge, assez avancé, que l’on estime que l’on a affaire à une personnalité « stabilisée » dans son fonctionnement.

Sur le plan cognitif, l’adolescence est la phase de mise en place des outils de cognition qui nous permettent de penser le monde au-delà de sa réalité concrète et de l’action que l’on peut avoir sur lui. On commence à pouvoir penser les possibles et les impossibles, ainsi que des questions métaphysiques.

C’est aussi le moment de la découverte de la sexualité, avec tout ce que cela a de troublant, d’excitant, d’attirant et de potentiellement désorganisateur, tout ce que cela implique de quête d’intimité et de prise de distance avec la famille.

Et sur le plan psychologique, enfin, c’est la dernière phase de séparation-individuation et d’apprentissage de l’autonomie. C’est spécifique à nos sociétés contemporaines – dans d’autres cultures, on passe directement du statut d’enfant, dépendant des parents, à celui d’adulte, indépendant, en accomplissant un rite de passage. Dans nos sociétés occidentales, la période de transition entre ces statuts est de plus en plus étirée. Elle se caractérise par l’acquisition progressive d’une indépendance, d’une individualisation, et par un désinvestissement de la famille au profit d’autres types de relations – avec ses pairs, et avec d’autres adultes que les parents. C’est une période de défis vertigineux, porteuse non seulement d’ouverture, de choix, d’autonomie, de sentiment de liberté et de toute-puissance, mais aussi de risques. Tout est différent à l’adolescence.

Cette période de « rebattage des cartes » rend-elle l’adolescent particulièrement vulnérable ?

En lien avec tous ces changements, le cerveau et le psychisme adolescents sont particulièrement sensibles à l’environnement dans tous ses aspects. C’est une période de recherche active de nouvelles expériences, que ce soit à travers les toxiques – l’alcool et les stupéfiants, dont les effets sur le cerveau sont plus problématiques avant 25 ans – ou sur le plan des relations – où vont prédominer les émotions sur la cognition.

Certes, selon la loi, l’âge légal du consentement sexuel est établi à 15 ans, et 18 ans en cas d’inceste. La loi a en effet besoin de fixer un cadre sur lequel s’appuyer. Mais la réalité du consentement à l’adolescence est beaucoup plus complexe.

« L’adulte va lui donner cette reconnaissance de manière massive, alors que le jeune n’a pas la maturité affective, sexuelle, relationnelle pour percevoir la prison dans laquelle cela va le plus souvent l’enfermer »

Comme on est dans cette phase de fragilité, de construction, de doute sur soi-même et d’éloignement relatif par rapport à sa famille, on peut d’autant plus se retrouver piégé dans des relations problématiques avec des adultes. C’est ce que mettent en avant les témoignages que l’on entend aujourd’hui. Des jeunes filles de 14 ou 15 ans – car cela concerne le plus souvent des jeunes filles – se font « embarquer » dans une relation avec un adulte plus âgé, avec qui elles sont dans un rapport de fascination, d’admiration, de subjugation en raison de l’intellect, du talent ou de la position sociale ou financière de cette personne, qui peut être un artiste comme un proxénète – les ressorts sont les mêmes et nous avons actuellement un phénomène très inquiétant du côté des réseaux de prostitution. Elles se rendent compte des années plus tard que leur consentement, parfois très affirmé, était en réalité autre chose.

Ces situations sont une sorte de faux départ. L’adulte fait miroiter à l’adolescent la possibilité de quitter sa famille, de devenir qui il est vraiment, avec ses propres objets de désir. Cela répond à des aspirations de cet âge, mais qui permettent normalement de nouer des relations réciproques avec des pairs. Là, on court-circuite cette étape, avec un objet de désir qui prend symboliquement, du fait de la différence d’âge, la place du père pour instaurer une relation dans un registre incestuel et, au fond, d’emprise. Le jeune en plein développement est en recherche de tendresse, de réconfort, de réassurance sur son identité en construction et sur sa valeur. Il est également en pleine découverte de la sexualité, sans encore de repères et de certitudes, et n’est pas forcément à même de connaître ses besoins et ses limites. Il se passe alors ce que le psychanalyste Sándor Ferenczi a si bien nommé : la « confusion des langues entre les adultes et l’enfant ». L’adulte va lui donner cette reconnaissance de manière massive, alors que le jeune n’a pas la maturité affective, sexuelle, relationnelle pour percevoir la prison dans laquelle cela va le plus souvent l’enfermer. Car il s’agit la plupart du temps d’un emprisonnement, d’une relation de contrôle, dans laquelle la question du consentement est anesthésiée, où les besoins et désirs du jeune vont être complètement écrasés sous ceux de l’adulte. Le jeune finit par développer une vision de soi totalement biaisée, et par croire que les besoins de l’adulte sont les siens.

Vous évoquez le rôle de la famille…

Oui, pour paraphraser Winnicott : un adolescent seul, ça n’existe pas, et il s’inscrit dans un développement préalable. L’adolescent a été un bébé et un enfant, au sein de relations qui s’enracinent aussi dans l’histoire de ses parents, de leur propre adolescence. Tout cela va avoir un impact sur la manière dont l’adolescent va vivre sa transition. Le risque que l’enfant soit perméable aux phénomènes d’emprise peut être plus élevé dans les familles avec un défaut d’investissement, voire maltraitantes. Mais c’est aussi le cas chez les familles avec « excès d’amour », qui peuvent contribuer aux difficultés à s’affirmer, à s’autonomiser, à se défaire d’une certaine ambiance incestuelle, et peuvent amener l’adolescent à reproduire ce type de relation étouffante dans leurs relations amoureuses. Et puis il y a les parents eux-mêmes : comment vivent-ils et accompagnent-ils l’adolescence de leur enfant ? Pour certains, c’est l’occasion de « vivre par procuration », ce qu’on peut retrouver dans le cas des mères qui laissent leurs filles avoir des relations avec des stars beaucoup plus âgées qu’elles, voire les encouragent dans cette voie.

« Ce que l’on constate, lorsqu’on accompagne des jeunes en situation d’emprise, c’est à quel point ils sont pris dans la culpabilité »

Il ne s’agit pas là pour autant de rejeter toute la responsabilité ou la culpabilité sur les parents – le phénomène est complexe et, évidemment, la personnalité en construction de l’adolescent, les rencontres, les événements de la vie, l’atmosphère de la société, vont également avoir un impact important. Il s’agit simplement de rappeler les grands axes de cette complexité, les nombreux rouages à l’œuvre dans une situation d’emprise.

Aujourd’hui, bon nombre de relations sous emprise ou non consenties pendant l’adolescence sont dénoncées des années, voire des décennies après les faits. Comment l’expliquer ?

Ce que l’on constate, lorsqu’on accompagne des jeunes en situation d’emprise, c’est à quel point ils sont pris dans la culpabilité. Ils ont l’impression que tout est de leur faute – une tendance que l’on trouve surtout chez les enfants, mais encore à l’œuvre à l’adolescence, bien souvent perceptible dans les cas de harcèlement, par exemple. Ce sont finalement eux qui portent le poids de la transgression. Ils n’osent pas se défendre, dénoncer ; ils ont honte. Il leur faut du temps pour arriver à comprendre qu’ils ont vécu des choses à l’insu de leur consentement, ou avec un consentement qui n’était que de surface, du temps pour pouvoir se mettre à penser par eux-mêmes, et pour eux-mêmes. Lorsqu’ils en prennent conscience, ce n’est souvent que bien plus tard, après que d’autres expériences de vie, d’autres expériences sexuelles, et un long travail sur soi aient permis de s’affranchir de cette culpabilité. C’est ce que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui dans tous ces témoignages. Cela pose bien sûr la question du délai de prescription – à laquelle je laisse aux juristes le soin de répondre.

En tout cas, les adolescents et adolescentes n’ont aucune culpabilité à avoir. Il est normal de rechercher des choses qui rassurent, qui donnent le sentiment d’être important. C’est humain. La culpabilité revient aux adultes qui en jouent pour satisfaire leurs propres désirs et font d’autant plus porter cette culpabilité aux victimes qu’ils sont dans l’impossibilité d’assumer la leur. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !