Pourquoi cette histoire du génocide des Tutsi vous tient-elle autant à cœur ?

À l’origine, c’est un sentiment d’injustice. J’étais sur place, au Rwanda, avant, pendant et après. Donc j’ai vu. J’ai constaté. J’ai entendu. Je suis entré dans cette histoire avec des gens, avec de la chair, des propos, des témoignages, des situations, des constats dressés sur le terrain. J’ai eu ce sentiment d’injustice, car l’histoire se voyait déniée. On tentait de lui donner une autre direction, de la travestir. On se refusait à regarder la réalité des faits. Après le sentiment d’injustice est venu celui de l’indignation. La façon dont nous examinions cet événement inouï n’était pas à la hauteur de ce que nous sommes. Des responsables politiques, des intellectuels, des chroniqueurs détournaient le regard en évoquant le dernier génocide du xxe siècle avec des mots lapidaires, triviaux, condescendants : sauvagerie, tribalisme, cœur des ténèbres, Afrique éternelle… À les entendre, ce qui s’était produit au Rwanda devait être tenu pour normal, banal, un peu excessif peut-être. J’y voyais un déni d’humanité, un déni du fait politique en Afrique.

Pourquoi ?

Un génocide est une construction politique qui s’inscrit dans le temps et se matérialise par étapes. Celui des Tutsi du Rwanda a été extrêmement sophistiqué. Il y a eu de nombreux paliers, une maturation intellectuelle sur près de trente ans et, au final, sa réalisation a été marquée par un saut « qualitatif ». Les nazis avaient dû mettre en place tout un appareil spécifique, secret, hiérarchisé, avec un organigramme, pour organiser le génocide des Juifs. Au Rwanda, il n’y a eu ni secret ni structure dédiée. L’extermination a été perpétrée à ciel ouvert, au vu et au su du monde entier, avec une participation populaire. En termes froids, j’y vois une avancée : l’idée de génocide a progressé, les techniques ont franchi un cran. Et cela, nous ne voulions pas le voir même après le crime, préférant nous réfugier derrière des biais et des sous-entendus – la sauvagerie, la barbarie, les clichés sur l’Afrique – pour éviter d’examiner l’engagement des plus hautes autorités françaises.

Comment réagissiez-vous ?

Je me disais : nous avons notre histoire européenne, nous la connaissons. Confrontés à une même problématique sur un autre continent, nous esquivons sans prendre la peine de nous interroger, en dépit de ce que nous savons et avons déjà appris sur les mécanismes de l’extermination. Pourquoi ? L’interrogation était d’autant plus aiguë que le génocide des Tutsi s’est produit cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment exact où l’Europe le commémorait en proclamant « plus jamais ça ». Le hiatus était énorme. J’avais mon bagage de reporter, de choses vues, de gens rencontrés. Les images étaient persistantes, gravées dans ma mémoire. Quand, quelques années plus tard, j’ai commencé à interroger des responsables politiques ou militaires avec des questions précises du type : « Tel jour, telle heure, un avion a livré des armes », on me répondait : « Vous imaginez que des soldats français ont participé au génocide ? » Le glissement était permanent. Il pouvait aller jusqu’à : « Vous imaginez des soldats français machette à la main ? » Ces hypothèses totalement farfelues, surgies de nulle part, permettaient d’éviter de répondre.

Qui a porté la thèse de deux génocides, laissant croire que les Tutsi avaient à leur tour commis un génocide contre les Hutu, que les victimes étaient en réalité les coupables ?

La grande étape qui permet de crédibiliser cette hypothèse, de lui donner corps et force, c’est le sommet franco-africain de Biarritz en novembre 1994, quelques mois après la fin du génocide. Dans le discours écrit de François Mitterrand, sont mentionnés « les génocides », au pluriel. À l’oral, François Mitterrand dit « le génocide », au singulier. Je lui pose la question : « Monsieur le président, quelle est la bonne version ? » Il veut répondre, mais n’y parvient pas. À quatre reprises, il tâtonne. Puis il prononce ces mots : « Oui, il s’est bien produit un génocide au Rwanda, mais lequel ? Celui des Hutu contre les Tutsi ? Ou celui des Tutsi contre les Hutu ? (…) Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsi ? Je m’interroge… » François Mitterrand pose alors en majesté, au nom de la République, l’hypothèse du deuxième génocide. Celle-ci n’arrive pas de nulle part : il la décalque du discours raciste des extrémistes hutu. Plusieurs mois après le génocide, l’alignement du chef de l’État sur le discours des extrémistes reste inchangé.

C’est une thèse ancienne ?

En réalité, l’histoire du double génocide remonte presque aux origines. En 1964, le président Grégoire Kayibanda, premier président du Rwanda indépendant, de la jeune « République hutu », l’a clairement énoncée après une attaque de réfugiés tutsi à l’étranger qui entraîne des représailles très lourdes, avec 10 000 morts au Rwanda. Dans une adresse aux réfugiés, il a ces mots incroyables : « Qui est génocide ? » interroge-t-il à cinq reprises. Et il répond : vous êtes génocide car, si vous tentez de revenir au pays, « ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi ». Il essentialise les Tutsi, il leur attribue cette faculté de porter en eux le génocide. D’un point de vue sémantique, l’inversion est radicale. Le philosophe et mathématicien Bertrand Russell s’en rend compte qui parle du « massacre le plus systématique depuis l’extermination des Juifs d’Europe ». Pendant des années, ce discours va se renforcer. On retrouvera cette essentialisation sous une forme virulente et aboutie en 1990 quand les réfugiés tutsi tenteront à nouveau de rentrer chez eux. De nombreux « petits massacres », des pogroms, seront constatés. Le substrat « Tutsi = génocide » est le pilier du discours extrémiste qui attise toutes les peurs. Quand la France entre dans le jeu, cette dialectique infernale est en place, et Paris l’accepte sans broncher. On le constate dans les mots de la diplomatie française. Paul Dijoud, alors responsable Afrique au Quai d’Orsay, reçoit Paul Kagamé, alors leader de la rébellion, et lui dit : « Si vous ne déposez pas les armes, vous trouverez tous les vôtres déjà exterminés à Kigali. » En réitérant la thèse de Grégoire Kayibanda, Paris consent de fait à la possibilité du génocide. D’où la « faillite » morale et politique de la France au Rwanda.

Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, s’est appuyé sur le rapport Projet Mapping établi par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Vous avez des mots très durs dans votre livre, en disant qu’on y décrit des actes de guerre des Tutsi avec les mots de l’extermination, « Waterloo avec les mots d’Auschwitz ».

Lorsque François Mitterrand impose et accrédite cette thèse du double génocide à Biarritz, c’est une pure théorie. Il n’y a aucun fait, seulement des bruits, des rumeurs, des soupçons. Ça ne tient pas. Au fil du temps, cette thèse va pourtant prendre une importance grandissante. Hubert Védrine s’en fait le principal défenseur, il la martèle, la justifie, en allant de plus en plus loin. Ses références seront le rapport Projet Mapping et les négationnistes les plus durs, comme la journaliste canadienne Judi Rever.

Quels actes montrent selon vous que la France participe au génocide ?

La France ne participe pas au génocide. En revanche, un petit groupe de hauts responsables de l’État français prend la main sur le dossier et engage une politique secrète de collaboration avec les extrémistes hutu. Si on veut résumer, c’est simple : Paris soutient politiquement, militairement et diplomatiquement ceux qui vont commettre le génocide, avant, pendant et après. Ce soutien est documenté. Le gouvernement du génocide est constitué dans les locaux mêmes de l’ambassade de France, où se trouvent réunis les plus extrémistes. Après le génocide, Paris soutient sans faillir ce noyau dur qui a réalisé, pensé et commis le crime. Ce sont nos alliés. On ne les lâche pas. Quoi qu’ils aient fait. Le point saillant est l’exfiltration du gouvernement génocidaire de la zone Turquoise créée par la France à la fin du génocide. Yannick Gérard, l’ambassadeur détaché auprès de Turquoise note : nous savons ce que ces gens ont fait, nous connaissons leur degré de responsabilité, nous n’avons pas d’autre choix que de les arrêter. Mais un ordre tombe, transmis par Hubert Védrine. L’Élysée dit : « Laissez-les partir au Zaïre » (qui deviendra la RDC). Pour François Mitterrand, écrira Édouard Balladur, alors Premier ministre, il était « hors de question de châtier les auteurs hutu du génocide ». Plus d’un million de personnes quittent alors le Rwanda sur ordre des génocidaires qui entendent organiser la reconquête à partir du Congo pour « finir le travail », comme ils disent. Radio Mille Collines, surnommée « Radio-la-mort », donne des instructions. La population suit. L’exode est voulu, organisé. D’immenses camps se créent au Congo, à proximité de la frontière rwandaise. Ils servent de base. Les milices et l’armée du génocide s’y reconstituent. Ces camps sont autant d’éclats de haine brute, minérale : on s’y assassine, on y cultive la propagande, on y entretient le « goût de tuer » qui – comme un virus – va contaminer le Congo et l’emporter dans un nouveau cycle de violences. On sait bien qu’un génocide est une idée totalitaire, absolue, sans limites. Une extermination n’est jamais terminée. Un génocide, ça n’a pas de fin, jamais : il y en a toujours des qui survivent sous les cadavres, des qui se réfugient dans les marais, des « mous du genou » qui rechignent à tuer leur femme ou leurs enfants. L’idée de génocide, l’annihilation d’un peuple entier dont le seul tort serait d’exister, vise jusqu’à l’éradication de la mémoire. Quand Paris ordonne de laisser fuir le gouvernement génocidaire au Congo, c’est comme un feu vert pour la poursuite de cette entreprise sans fin. Durant deux ans, ces « réfugiés » vont se réarmer avec l’appui du maréchal Mobutu, revenu en grâce à Paris. Lorsque Jacques Chirac arrive à l’Élysée, après François Mitterrand, le maréchal Mobutu allié aux extrémistes rwandais servira de point d’appui pour tenter de reprendre pied dans la région.

Quelles étaient les motivations de Mitterrand ?

Après la chute du mur de Berlin, le président François Mitterrand ne parvient pas à comprendre le nouveau monde qui se dessine. Il a une vision pré-Seconde Guerre mondiale et applique les schémas du monde d’avant, ce que l’on constate également en Yougoslavie. Ensuite, il y a l’histoire de Mitterrand, le passé trouble de Vichy, puis sa vision datée, très coloniale de l’Afrique qui remonte à la période de la IVe où il était ministre de la France d’outre-mer (1950-1952). Son secrétaire général, Hubert Védrine, reprendra cette vision lorsqu’il suggérera, après le génocide, la séparation des Hutu et des Tutsi dans deux pays distincts. Quand je demande à l’époque pourquoi nous sommes engagés aussi profondément dans cette affaire, on me répond : défense de la francophonie, fantôme de Fachoda, danger anglo-saxon. Ou encore : si nous lâchons le Rwanda, nous risquons par un effet domino de perdre la confiance du pré carré français en Afrique. C’est aberrant.

Pour quelles raisons ?

Parce qu’il n’existe aucun accord de défense avec le Rwanda. On nous suggère une logique rationnelle alors qu’aucun engagement n’a jamais été pris. Au début de l’intervention militaire française en 1990, il n’existe qu’un accord de coopération en matière de gendarmerie qui date de 1975, les années Giscard ; c’est tout. D’emblée, Paris se place dans une position intenable, c’est le fait du prince.

Édouard Balladur et Alain Juppé étaient-ils sur la même ligne que Mitterrand ?

Édouard Balladur va agir comme un frein. Il tente de modérer les ardeurs de l’Élysée, mais il n’est pas assez puissant pour contrer Mitterrand. Le Premier ministre n’en a pas les moyens institutionnels. Pour Juppé, ministre des Affaires étrangères, c’est plus compliqué. De par sa personnalité, il est très respectueux de l’État. Or, l’État, c’est François Mitterrand. Il s’interroge, mais il n’entre pas en conflit. C’est même son directeur de cabinet, aujourd’hui patron de la DGSE, Bernard Émié, qui transmet l’ordre d’exfiltration des génocidaires. Le texte récent d’Alain Juppé, dans Le Monde du 7 avril (« Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures »), est un premier pas, courageux. Il est rare qu’un homme politique admette être faillible, c’est à son honneur.

Selon vous, l’opération Turquoise, sous couvert de protection humanitaire, a permis aux génocidaires de se refaire ?

Le gouvernement génocidaire a traversé la frontière avec son administration et ses banques. L’armée rwandaise défaite a traversé la frontière avec armes, munitions et bagages. Les milices rwandaises ont traversé la frontière en emportant le pays sur leur dos. En ralentissant la marche de Paul Kagamé, qui mit fin au génocide, l’opération Turquoise a facilité la reconstitution d’un État vaincu, d’un « Hutuland » en exil. François Mitterrand voulait aller plus loin. Édouard Balladur, qui refusait de se lancer dans une « expédition coloniale », l’en a dissuadé. Ces tractations au plus haut sommet de l’État ont placé les soldats de Turquoise dans une totale ambiguïté. Celle-ci a éclaté au grand jour avec l’affaire de Bisesero. Les soldats réalisent alors qu’on leur a donné des ordres qui ne correspondent pas à la réalité qu’ils découvrent. Le tableau qu’on leur a brossé de la situation est biaisé.

Que découvrent-ils à Bisesero ?

Que les victimes sont les Tutsi, et les assassins les extrémistes hutu, alors qu’on leur a dit le contraire au départ de Paris. D’où la difficulté de Turquoise. Les soldats français sont dans une position impossible. Quelques-uns se trouveront même en situation de désobéissance. Quand le bras armé d’un État estime devoir désobéir aux ordres, on peut s’interroger sur le fonctionnement de nos institutions.

Comment la minorité tutsi, bien que victime d’un génocide, a-t-elle pu l’emporter militairement sur une armée rwandaise soutenue par la France ?

L’armée rwandaise d’Habyarimana était corrompue et d’un très médiocre niveau. Les recrutements massifs de 1990 à 1994 (de 5 000 hommes à plus de 25 000) ont été faits hâtivement, avec trois semaines de formation. La capacité opérationnelle de cette armée était, de fait, très faible. La fourniture massive d’armes est comme une distribution de stylos à des gens qui ne savent pas écrire : ils gribouillent. C’est ce qu’a fait l’armée rwandaise. Avec une ambition démesurée : être à la manœuvre pour la réalisation du génocide, tout en étant engagée contre le FPR de Kagamé.

Après cette tragédie, la minorité tutsi a repris le pouvoir. Comment parvient-elle, depuis près de trente ans, à diriger un pays majoritairement hutu ?

Il faut rappeler que l’identité rwandaise (culturelle, traditionnelle, sociale, religieuse…) s’est construite sur un temps long. Le mot « Tutsi » désignait les éleveurs, le mot « Hutu » les paysans. Un Hutu achetant des vaches devenait Tutsi. Un Tutsi cultivant des terres devenait Hutu. Ces mots désignaient alors une « catégorie sociale » qui n’était pas figée mais flexible, malléable, liée aux circonstances. Ce sont les colonisateurs qui ont figé ces mots pour en faire des « ethnies », définies selon d’arbitraires et d’abscons critères pseudoscientifiques : taille du nez, écartement des yeux, surface du front, dessin des oreilles… jusqu’à l’indication d’une mention ethnique sur les cartes d’identité. Or, de ce point de vue, le génocide a plongé le Rwanda dans une année zéro. Pour reconstruire, les nouvelles autorités ne pouvaient pas seulement s’appuyer sur les « Tutsi ». Les identités ethniques ont été gommées, et les anciens Hutu et Tutsi appelés à reconstruire le pays en tant que Rwandais. On trouve aujourd’hui régulièrement d’anciens Hutu (même d’anciens sympathisants des extrémistes) à des positions de pouvoir, comme je l’écris dans La Traversée.

Qu’apporte, selon vous, le rapport de la commission Duclert ?

Une base de travail. Nous sommes maintenant dans une vérité acceptée, reconnue et admise par l’État français, qui s’extirpe d’une position de déni pour accepter sa part de « responsabilités lourdes et accablantes ». La France, avec le rapport Duclert, et le Rwanda, avec le rapport Muse, font chacun leur chemin en ouvrant la discussion. Mais la justice appartient aux hommes, et elle doit advenir. Il faudra sans doute encore plusieurs années.

Et maintenant, et demain, comment pourra-t-on surmonter cette histoire ?

En entrant dans la compréhension fine des mécanismes du génocide, en luttant en commun contre le négationnisme, ce poison qui vise à emprisonner chaque individu dans une identité fictive. Cette histoire n’est pas celle d’un bloc hutu contre un bloc tutsi, elle est celle d’une minorité extrémiste qui a décidé d’exterminer un ennemi fantasmé, le Tutsi. En n’hésitant pas à conduire son propre peuple à l’abîme. 

 

Propos recueillis par E.F.

 

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