J’ai imaginé ce texte comme une lettre à celles qui partagent mon origine, une situation diasporique, mais dont je suis éloignée de fait, en raison de la différence ethnique qui fut imposée à nos ascendances et de ses instrumentalisations qui se perpétuent aujourd’hui.

Les femmes rwandaises de notre génération portent un lourd poids sur leurs épaules. Le poids d’une histoire qui détruisit plus d’un million de vies dans une mécanique rodée, préparée et implacable : le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda.

Si nous n’avons pas vécu le terrible événement, nous le portons dans nos chairs et dans nos cœurs.

Je pense que nous sommes toutes confrontées à d’immenses difficultés, malgré la variété de nos vécus familiaux.

Certaines d’entre nous sont orphelines, d’autres grandissent emmurées dans la douleur et le silence de leurs parents. Certaines grandissent dans la méfiance, le rejet et le sectarisme. D’autres, heureusement, s’épanouissent entourées d’amour et d’un climat serein. Aucun vécu n’est simple ni linéaire et lorsqu’il s’agit de s’expliquer publiquement à ce propos, personne n’est épargné.

Tu le sais, tu as certainement vécu la force de la polarisation de nos identités dès l’enfance, dans nos contextes de vie en Europe.

Je dois te raconter quelle fut mon entrée en la matière.

J’ai perdu mes grands-parents ainsi qu’un de mes oncles lors du génocide contre les Tutsi. Par ricochet, cela a détruit ma mère, à petit feu. Nous étions assez isolés dans le sud-est de la France, donc personne ne m’a jamais parlé du Rwanda et de l’histoire du génocide contre les Tutsi avant que je n’y vienne moi-même, assez tardivement, à travers l’activisme politique et antiraciste. Toutes ces années étaient si pesantes. Comment soigner un mal que l’on ne peut comprendre ni nommer ? C’est improbable, pour ne pas dire impossible. Dans ce cas de figure et dans bien d’autres, le mal nous ronge et nous abîme en silence.

Les premières personnes qui s’intéressèrent à mon identité furent mes camarades de classe au collège, il me semble.

« Tu es Hutu ou Tutsi ?

– Mais alors, ta famille, c’est celle qui massacrait ou se faisait massacrer ? »

Tu le connais, ce fameux racisme d’« ignorance », qui masque mal un racisme historique et systémique.

Cette division particulière se matérialise lorsque l’on observe les diasporas rwandaises des pays tels que la France, la Belgique, les Pays-Bas. Ces divers cercles que tu fréquentes peut-être.

Deux blocs semblent s’y affronter férocement : vingt-sept ans après le génocide, ce seraient toujours « les Hutu et les Tutsi », irrémédiablement opposés dans des narrations revanchardes.

En réalité, il n’existe pas « deux blocs ». Il existe un bruyant consortium de la négation qui tend à troubler l’ensemble de notre communauté.

Pourtant, l’histoire est claire, documentée de toute part. Le génocide est un crime précis. On n’appose pas ce qualificatif aux guerres qui font trop de morts. Toutes les guerres font trop de morts.

Cependant, il y a dans nos diasporas ceux qui font le choix de la continuation du crime par les mots. Je souhaite t’en parler, car il me semble qu’ils atteignent souvent leur but.

Peut-être vis-tu la même chose. Pour ma part, du haut de mes 28 ans, dès lors que j’évoque mon histoire, celle de mon pays et de ma famille auprès de connaissances, une gêne s’installe.

« Ah, mais, moi, j’ai surtout entendu qu’au Congo… les millions de morts… 9, 10, 12 millions et Kagamé… et le coltan.

– Oui mais, et le Congo ? »

La plupart du temps, ces personnes-là ne peuvent pas développer leurs idées, elles répètent juste cette petite musique si souvent entendue.

J’ai mis plusieurs années à comprendre ces rhétoriques auxquelles peut-être tu as choisi d’adhérer. Plus jeune, le doute a même pu gagner mon esprit. Je me disais : « Mais, s’ils sont si nombreux à affirmer qu’il n’y a pas eu un génocide mais deux, que “tout le monde a tué”, peut-être est-ce réel ? » C’est en cela que je comprends pourquoi, comment, toi-même tu peux être tentée de croire en cette narration.

Ainsi, je tenais à te faire part de mon expérience. Ce que l’on appelle le « discours négationniste », qui bien souvent ne consiste pas en la négation pure et simple de l’existence du crime, mais plutôt en l’effacement des caractéristiques précises du génocide dans le but de masquer les responsabilités, ne résiste pas au côtoiement du réel.

Vois-tu, contrairement aux acteurs du déni qui vocifèrent dans l’espoir d’absoudre les crimes de leurs aînés et camarades, voire les leurs, je vais au Rwanda tous les ans. Je suis allée écouter les témoignages, et ce aux quatre coins du pays. Villes comme villages. Je peux t’assurer que rien de ce qu’il se raconte du côté des personnes qui assurent être fières de leur ethnie fictive, “la communauté hutu”, n’est ni réel ni tangible. Leurs histoires et montages grotesques n’y changent rien.

Vingt-sept ans de travaux historiques et journalistiques nous précèdent. Si chacun fait le simple et sain effort de choisir les sources qui ne sont pas liées de près ou de loin aux tueurs du Hutu Power, l’inéluctable complotisme sera balayé et nous pourrons faire communauté.

J’ai bon espoir que tu entreprendras la démarche, lorsque tu seras prête, de te détacher de ces groupuscules qui osent clamer qu’ils protègent ton identité et ta dignité.

S’agissant de la protection de notre dignité de femmes noires, rwandaises, personne ne fait mieux ce travail que les citoyens et citoyennes qui travaillent ensemble sur la terre natale, que celles et ceux qui protègent la parole des survivants ainsi que la mémoire des disparus par-delà les frontières.

Notre génération est celle du dépassement des identités factices et des ethnies avilissantes. Ma sœur, tu n’es pas hutu, pas plus que je ne suis tutsi. Nous sommes rwandaises, franco-rwandaises, belgo-rwandaises si tu le souhaites. Alors que nous sommes de celles qui prennent part aux luttes égalitaires actuelles, comment accepterions-nous de rester piégées dans les cavernes du racisme ? 

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