7 avril 2021. Une nouvelle fois, pas de veillées, pas de marches du souvenir, pas de témoignages publics de survivants en ce premier jour de commémoration. La pandémie de Covid-19 nous confine dans l’intimité de nos foyers. À la nuit tombée, dans la cour de la maison familiale, nous allumons des torches afin de nous recueillir. Plus tard, dans le salon, nous disposons des bougies devant les photographies de nos proches exterminés au printemps 1994. Ce soir, il y a trois générations sous le même toit. Ma fille de 11 ans, hésitante, ose une question douloureuse. Elle veut savoir où repose son arrière-grand-mère, Suzana, assassinée dès les premiers jours du génocide à la paroisse Saint-André de Nyamirambo, un quartier du sud-ouest de Kigali. Comme la plupart des familles de victimes, nous ignorons où se trouvent les corps des nôtres. Chaque année, des charniers sont découverts dans le pays, et les familles tentent désespérément d’identifier des proches disparus sur la base de maigres indices : un vêtement, un soulier, un chapelet, une photo, une carte d’identité…

En 2004, les jardins de la paroisse de Saint-André ont été excavés et six corps découverts. Nous ne saurons jamais avec certitude si celui de Suzana était l’un d’eux. Depuis le début des années 2000, tous les ossements retrouvés dans la préfecture de Kigali-ville sont inhumés sur le site du mémorial de Gisozi. Dans ce lieu, d’où émane un calme à peine perturbé par la lointaine agitation de la ville, les visiteurs cheminent en silence sous une voûte végétale qui court le long de larges cryptes couvertes d’imposantes dalles de béton qui renferment en leur sein plus de 250 000 personnes. À quelques pas de cet abyssal tombeau, sur une terrasse surplombant les jardins du mémorial, des pupitres affichent des paroles de survivants. Sur l’un d’eux, on peut lire le message de Bernard : « Je ne possède plus de photos de ma famille. » Dans le sillage de cette phrase surgit le vertige d’un génocide. Sa finalité. Faire disparaître toute trace de la vie, du corps, et jusqu’au souvenir. Dans ces circonstances, une simple photographie devient un trésor inestimable qui arrache la mémoire au néant.

Ce soir, dans notre salon, nous mesurons la chance de pouvoir tourner les pages de ce vieil album qui contient les souvenirs de ces dernières fois, heureuses et vivantes, en compagnie des nôtres. Nos enfants peuvent ainsi mettre des visages sur des noms, et leurs esprits peuvent contrebalancer nos récits du désastre par ces images de vie qui racontent ce temps où nous étions ensemble, dans la même lumière d’après-midi, parmi eux que nous aimions. Eux que nous aimerons toujours. Eux que je ne peux pourtant m’empêcher de considérer en sursis sur ces photos pleines de douceur, ces photos qui racontent en creux l’anéantissement qui vient. Le génocide est piégé en moi. Je suis l’enfant d’une fin de siècle à la mémoire insurmontable. J’ai fait connaissance avec ma blessure un jour de mes 12 ans quand, dans une rue de Bujumbura, un jeune garçon tutsi m’a menacé de son arme, m’accusant d’être un « sale Français complice des génocidaires hutu ». Subitement venaient de se télescoper en moi la douleur de l’extermination des miens et la honte d’être associé au camp de ceux qui les avaient exterminés.

En France, j’ai grandi avec ce malaise qu’aucune parole officielle n’est jamais venue soulager. Au lieu de cela, dans la presse, à la télé, à la radio, dans la bouche des responsables politiques et militaires, le déni et les discours négationnistes se déployaient largement, avec cynisme et arrogance. Il a fallu attendre ce mois de mars 2021 pour qu’une commission d’historiens mise en place par le président de la République fasse paraître un rapport mettant en lumière les « responsabilités lourdes et accablantes » de l’État français dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda. Grâce à l’autorité que confère une parole officielle, ce qu’une poignée de citoyens et citoyennes s’époumonaient à dire depuis des années dans une indifférence quasi générale semble enfin devenir recevable pour l’opinion publique. En attendant la fin de l’impunité et des mensonges, nous continuons pour nos enfants de reconstituer nos géographies familiales, d’y insuffler la vie et de chercher, pas à pas, les mots justes qui permettent de « soulever le couvercle du chagrin », pour reprendre la belle formule de l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse. En attendant que l’État français se décide, par des actes et des paroles sans équivoque, à rompre définitivement avec trente ans de déni, nous continuons de pleurer les nôtres chaque 7 avril, en allumant des bougies dans la nuit, pour honorer leur mémoire. 

Ibuka, « souviens-toi »… 

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