Personne ne peut comprendre. Jamais. Personne. Parce que. Parce que certaines choses on ne peut pas les expliquer. On ne peut pas les partager quand on n’a rien en commun. Pas d’échelle. Aucun lieu aucun terrain pour se retrouver et se comprendre. Rien du tout. Quand vous n’avez jamais connu ça vous ne pouvez pas savoir. L’espace par exemple. Le nôtre. Le manque de place. Être enfermé. Ça veut dire quoi. Je ne sais pas si les gens au-dehors se rendent compte. Les neuf mètres carrés avec le collègue. À deux dans neuf mètres carrés. La cellule. À deux quand on a de la chance. On est souvent trois avec un matelas qu’on sort de sous le lit le soir et le troisième qui dort par terre sur le matelas. Neuf mètres carrés. Prenez un mètre. Mesurez ce que ça fait chez vous. Au sol vous pouvez tracer des lignes avec de la craie. Deux mètres cinquante sur trois mètres soixante et puis vous y casez deux lits superposés des W.-C. un lavabo une petite table et deux chaises. Voilà. Vous y êtes. Alors. Ça vous fait quel effet. Essayez un peu. Nous c’est ça. Plus de vingt heures par jour dans les neuf mètres carrés. Avec le collègue. Quelqu’un qu’on ne connaît pas au début. On dort près de lui. On l’entend. Son corps. Il nous entend. Et puis il y a la toilette, les W.-C. 

Ça vous ferait quel effet à vous de faire vos besoins près d’un autre, quelqu’un que vous n’avez pas choisi, devant lui, tout à côté. Les bruits. Les odeurs. Je me souviens d’un gars une fois. C’est la première fois qu’il allait en prison. Un type qui conduisait les trains. Il avait agressé un de ses chefs. Bref. Pendant deux semaines il n’a pas pu aller aux toilettes. J’avais beau lui dire on est fait pareil ne t’en fais pas. J’ai l’habitude. Impossible pour lui. Il a failli crever à force de se retenir. À la fin il se tordait de douleur. Ils ont dû l’hospitaliser. L’opérer. Voilà. Et puis une prison, c’est comme une poupée russe, ou un sous-marin. L’espace il est partout coupé barré morcelé. Des sas. Que des sas. Étanches. Des portes. L’idée du lointain, ça n’existe pas. Il n’y a pas de lointain. Moi je gambergeais pas mal au début sur ça. La matière. Le fer. Le béton. L’acier. Que des trucs durs, incassables. Toujours très près de nous. On finirait la tête en sang à se cogner contre. Et puis d’autres choses plus légères, des barbelés, des grillages, des chevaux de frise, mais qui rayent l’horizon quand on peut en voler un bout. Quand j’étais môme je croyais que c’était de vrais chevaux, les chevaux de frise, qui galopaient. Non. Un gars a inventé ça un jour. Le barbelé. Les chevaux de frise. Pour parquer, blesser, couper, lacérer. Et tout l’espace s’entortille dans tout ça. Comme s’il s’y asphyxiait. Les murs. Les enceintes. Les portes. D’autres murs. D’autres enceintes. D’autres portes. Pas à l’infini mais pas loin. En tout cas pour nous ici, c’est comme l’infini. L’infini d’un espace haché menu, coupé en dés, réduit à rien. Vous me direz que c’est le principe pour une prison, un espace imbriqué dans un autre, un espace qui n’en est pas un vraiment et dont on ne peut pas sortir. Oui. Vous aurez raison. Mais si vous pensez à ce que je viens de dire, je serai déjà content. Si vous pensez à cet espace de la prison. Si vous pensez à nous. Parce qu’on ne pense jamais à la prison. Dites-moi la vérité : quand est-ce que vous avez pensé à la prison la dernière fois. Je ne veux pas dire y penser quand vous en entendez parler, à l’occasion d’un compte rendu de procès à la radio ou à la télé, dans les journaux. Non, je veux dire, vous tout seul. Y penser sans raison particulière. Alors. Soyez honnête. Jamais. Voilà. C’est dit. Jamais. On est 70 000 en ce moment à être en prison. La première fois que je suis tombé, fin 99, on était dans les 50 000. Ça n’a pas arrêté d’augmenter. Bien plus vite que la population. On aime enfermer en France. Une tradition. On croit que c’est un remède mais c’est une vraie maladie. 70 000. Vous ajoutez le personnel, les surveillants, les gens des SPIP, ceux de l’administration, on arrive à 110 000 à l’aise. 110 000, c’est la taille d’une grande ville déjà. Et pourtant cette ville, personne ne la voit et tout le monde s’en fout. Une ville invisible. Une ville qui est là pourtant, tout près de vous. Avec des gens comme vous à l’intérieur. Je vous entends dire, non, il pousse le bouchon un peu loin, pas des gens comme moi. Je persiste. Des gens comme vous. On n’est pas des monstres. On est fait comme vous. On a fait des conneries, mais vous aussi vous en faites, peut-être pas les mêmes, mais vous en faites. C’est dur d’être un homme. Pas simple. Et rester un homme en prison. Encore moins simple. Je me dis, c’est ça que je dois faire, garder ça en moi, mon humanité. Essayer de la garder. Ce serait déjà beau. Pas simple. Et je ne vous ai pas parlé du temps. Le temps ici c’est pas le vôtre. Une minute ici, une heure, un jour, une année. C’est pas comme chez vous. Ça ne passe pas ici le temps. Ça s’enlise. Ça s’embourbe. Ça s’étire. Ça colle partout. Quand j’entends parfois à la télé des gens dire à propos d’untel ou d’untel, il n’a pas pris assez, quinze ans pour ce qu’il a fait, c’est pas assez. Il en méritait vingt. C’est l’émotion qui parle. La colère. La haine. La revanche. Je ne critique pas. Je dis simplement, essayez de réfléchir à tout ce que vous faites en une année. Ça en fait des choses. Un sacré paquet de choses. Eh bien vous rayez tout. Poubelle. Tout ça. Plus rien. À la place vous ne mettez rien. Rien du tout. Quelques baisers avec vos proches durant les parloirs. Des milliers d’heures de programmes télé à la con. Rien d’autre. Un peu de marche dans les cours de promenade. Voilà comment remplir votre année dans vos neuf mètres carrés. Si vous en imaginez dix ou quinze ou vingt années comme ça, dans quel état croyez-vous qu’il va sortir le gars. Soit le cerveau lessivé à la javel. Soit tendu comme un arc. Il paraît qu’ils veulent encore en construire des prisons. Allez-y. Faites-vous plaisir. Construisez. Plus vous construirez, plus vous remplirez. La prison a horreur du vide. Une prison à demi remplie ça n’existe pas. Il n’y a que des prisons qui débordent. Encore une chose et j’arrête de vous embêter. J’ai fait le calcul une fois, parce que l’espace, les neuf mètres carrés, ça m’obsède. Neuf mètres carrés à partager à deux. Quatre mètres cinquante par détenu. 70 000 détenus. Ça fait presque 320 000 mètres carrés. Bon, comme ça, vous n’arrivez pas à vous représenter. Mais si je vous dis qu’en gros, c’est l’équivalent de quarante-cinq terrains de football agréés FIFA. Voilà. Ça devrait vous parler ça. On est 70 000 êtres humains à vivre sur l’équivalent de quarante-cinq terrains de foot. J’arrête. D’autant qu’il y a un match qui commence à la télé. Je suis sûr que vous aussi vous allez le regarder. Vous penserez à moi quand vous verrez le stade. Ils seront vingt-deux gugusses à cavaler dessus. Dites-vous que nous, on serait près de 1 600 sur le même terrain. Et pour un peu plus longtemps qu’une heure et demie. 

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