Comment déterminer si une personne atteinte de troubles mentaux a sa place en prison ? L’article 122 du Code pénal, introduit en 1993, fait la distinction entre l’altération et l’abolition du jugement par des troubles psychiques pendant les faits – une distinction qu’il revient à un expert psychiatre d’effectuer. Concrètement, s’il y a abolition, la personne n’est pas jugée responsable pénalement, et est donc envoyée en hôpital psychiatrique. Si son jugement est altéré au moment des faits, elle est punissable, mais sa peine de prison peut être diminuée du tiers, ou ramenée à trente ans en cas de réclusion à perpétuité. Cette distinction, qui n’existait pas dans l’article 64 du Code pénal de 1810, a certainement poussé de nombreux malades mentaux vers la prison. Avec en arrière-plan une réalité très simple : il y a de moins en moins de lits en hôpital psychiatrique en France, et ceux-ci coûtent 900 euros par jour à l’État, contre 100 euros seulement pour un lit en prison. Le calcul est vite fait.

Il est très compliqué de définir le nombre de prisonniers souffrant de troubles mentaux en France. Aucune statistique n’est fiable sur le sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il y a parmi eux de vrais psychotiques, des schizophrènes notamment, mais qu’ils ne sont pas si nombreux. Lorsque les détenus ont des troubles psychiques graves, ils sont généralement orientés vers un SMPR (service médico-psychologique régional), une unité de soin présente au sein des établissements pénitentiaires. Là, ils peuvent bénéficier de cellules individuelles et pratiquer des activités artistiques, par exemple. Mais ces unités sont, hélas, trop rares : on en compte 28 aujourd’hui en France, sur les 186 prisons du pays. Et les prisonniers ont intérêt à être calmes pour y être acceptés. Quant aux détenus vraiment dangereux, ils sont dirigés vers une UHSA (Unité hospitalière spécialement aménagée), au sein même des hôpitaux psychiatriques. On en compte aujourd’hui neuf en France, depuis leur création en 2012.

En revanche, il y a en prison une majorité de personnes anxieuses ou dépressives – soit qu’elles l’étaient déjà avant leur condamnation, soit qu’elles le deviennent en prison, à cause de la solitude, de l’absence de leurs proches, de la violence ou de la promiscuité auxquelles elles sont soumises. La prison sait produire ses propres fous. Sans oublier les détenus toxicomanes ou dépendants à l’alcool : pour eux, l’entrée en prison constitue un sevrage brutal, sans aucun accompagnement psychologique.

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dérivatif en prison, aucune activité qui viendrait vous sauver. Lorsque vous êtes dépressifs, lorsque vous n’arrivez pas à dormir parce que vous êtes à trois ou quatre dans une cellule, les cachets sont parfois votre planche de survie. Beaucoup de détenus, qui n’ont pas de problèmes mentaux, en viennent à consulter les services psychiatriques pour en obtenir. Lorsque j’ai quitté la prison de la Santé, en 2000, on distribuait des psychotropes à environ 70 % des détenus ! On les assomme à coups de médicaments, car il n’y a pas d’autres solutions : faute de personnel ou de sécurité suffisante, il y a très peu de psychothérapies, peu d’entretiens personnels et pas de groupes de parole. Les surveillants, de leur côté, sont alertés en cas de tendances suicidaires – il y a une centaine de suicides par an en prison, une proportion sept fois plus importante que dans le reste de la population. Mais cette surveillance peut avoir l’effet inverse : lorsqu’on vous réveille toutes les demi-heures pour voir si vous allez bien, vous pouvez finir par devenir dingue !

La situation est particulièrement critique dans les maisons d’arrêt, où s’effectuent les peines courtes. C’est là que survient le choc de l’incarcération, ou le sevrage brutal pour les toxicomanes. Sans oublier la surpopulation, qui concerne principalement ces établissements. Il s’agit alors pour l’administration de gérer un « stock » – c’est ainsi qu’on parle des détenus –, sans finasser, sans chercher à les tirer vers le haut.  

La réinsertion est un mot qui n’existe pas en prison. Il n’y a pas de réinsertion. La prison est un lieu de gardiennage. On essaye d’y tenir les gens au calme, avec des cachets si besoin, mais rien n’est fait pour qu’ils aillent mieux. Si vous n’étiez pas dingue avant d’y entrer, il est possible que vous le deveniez là-bas… Comment imaginer qu’un détenu puisse se redresser en passant sa journée avachi devant la télé, bourré d’anxiolytiques ou défoncé au cannabis ? Personne ne vous pousse à sortir de votre lit, à faire votre toilette ou votre promenade ! Pour envisager de sortir les prisonniers par le haut, il faudrait qu’ils aient la possibilité de faire du sport, des formations. Les détenus sont d’ailleurs nombreux à vouloir travailler, ils appartiennent souvent à des corps de métier utiles. Mais on les astreint à des tâches idiotes de conditionnement, qui ne les aident pas à grandir. Tant que nous n’aurons pas résolu ce manque d’hygiène personnelle, de discipline, d’activité sportive ou intellectuelle, tant que nous laisserons les prisonniers s’enfoncer dans la dépression, il ne faudra pas s’étonner de les voir sortir pleins de haine et de ressentiment. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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