Dans quel contexte l’institution française de Contrôleur général des lieux de privation de liberté a-t-elle été fondée ?

La France s’est dotée de cette institution en 2007, à une époque où la prison redevenait un sujet de préoccupation sociétale. Dans les années 2000, des publications comme le livre de Véronique Vasseur Médecin-chef à la prison de la Santé, ou encore le rapport du président de la Cour de cassation Guy Canivet, avaient alimenté le débat. Ce dernier indiquait que les contrôles habituels opérés par les corps d’inspection de la Chancellerie dans les prisons ne suffisaient plus. Il pointait la nécessité de se doter d’un regard indépendant, extérieur à la prison. Mais l’élément déclencheur a été un texte de l’ONU remontant à 2002 qui demandait aux États membres de créer un mécanisme national de prévention pour faire respecter les droits humains dans les lieux de privation de liberté. 

Comment fonctionne votre institution ? 

Le contrôleur général est nommé par le président de la République pour un mandat de six ans, non révocable et non renouvelable. Notre équipe est composée d’une cinquantaine de personnes, dont quarante contrôleurs. Ce sont pour l’essentiel d’anciens avocats, magistrats, directeurs de prison, médecins de santé publique, psychiatres. Nous tenons à cet aspect pluridisciplinaire. Notre institution est totalement indépendante : nous sommes habilités à visiter tous les lieux de privation de liberté à tout moment, même à l’improviste, et nous effectuons environ cent cinquante visites par an. Elles durent entre trois jours pour un commissariat et quinze jours pour un établissement pénitentiaire aussi grand que celui des Baumettes, à Marseille. 

Quels sont les lieux que vous contrôlez le plus ?

Nous avons accès à tous les lieux dans lesquels une personne est privée de liberté par une décision de l’autorité publique. Notre travail se concentre sur les commissariats et les gendarmeries, dans le cadre de la garde à vue, sur les prisons, les centres éducatifs fermés pour les mineurs, les établissements de santé mentale dans le cadre des hospitalisations sous contrainte, et les centres de rétention administrative pour les étrangers en voie d’expulsion. Depuis 2014, nous pouvons aussi contrôler les conditions dans lesquelles se déroule le retour de ces étrangers dans leur pays d’origine. 

Quel regard portez-vous sur les lieux que vous visitez ?

Nous cherchons à déterminer si des atteintes aux droits fondamentaux des personnes sont commises afin d’y mettre un terme. Nous examinons le droit à la vie et à l’intégrité physique, au maintien des droits familiaux, à la santé, le droit à des activités, le droit au culte. Pour les mineurs, nous portons une attention particulière au droit à l’éducation. Notre rôle est de donner à voir l’invisible. Faire en sorte que l’État de droit ne s’arrête pas aux portes des lieux de privation de liberté, ce qui est souvent le cas. 

Quelle part de vos missions concerne les hôpitaux psychiatriques ?

J’en ai fait l’une des priorités de mon mandat. Sous mon prédécesseur, Jean-Marie Delarue, toutes les prisons ont été visitées au moins une fois, mais seuls 30 % des hôpitaux psychiatriques ont été contrôlés. Je considère qu’il s’agit aujourd’hui d’une question urgente. D’ici la fin de mon mandat, nous aurons visité tous les hôpitaux psychiatriques. 

Quelle est la conclusion la plus courante d’une inspection ? 

Après chaque contrôle, nous envoyons systématiquement un rapport de constat à l’établissement, puis un rapport au ministre de tutelle (celui de la Justice, de la Santé ou de l’Intérieur). Le ministre répond sous un délai de deux mois, puis notre rapport devient définitif et nous le publions sur notre site. Si nous constatons des violations particulièrement graves, comme cela a été le cas dans les maisons d’arrêt de Fresnes et de Strasbourg par exemple, nous avons la possibilité de faire une recommandation en urgence sans attendre le rapport. Nous dénonçons, nous proposons, sans avoir de pouvoir d’injonction. Mais j’accompagne toujours nos recommandations en urgence d’une conférence de presse, l’objectif étant aussi de permettre à l’opinion publique de s’informer et de s’emparer du sujet.

Dans ces cas précis, qu’est-ce qui a retenu l’attention de vos contrôleurs ? 

La maison d’arrêt de Fresnes était dans un état de vétusté et d’hygiène terrifiant : des rats couraient partout, les détenus étaient maculés de piqûres de punaises. Ce sont des conditions de vie indignes pour les détenus et des conditions de travail épouvantables pour les surveillants, qui occasionnent beaucoup de violence, et parfois même de la corruption. Notre rapport a permis le déblocage d’un budget proche d’un million d’euros pour financer notamment la dératisation. À Strasbourg, le cas était différent. Tout d’abord, nous avons repéré une pratique attentatoire aux droits fondamentaux : les activités thérapeutiques des détenus malades avaient lieu dans une salle sous vidéosurveillance. Mais nous avons aussi été très alertés par la situation d’un détenu en particulier. Menacé par son codétenu, il en avait informé le personnel de la prison, qui n’a pas réagi. Or, ce détenu a été violé la nuit suivante. L’administration pénitentiaire a le devoir de protéger l’intégrité physique des détenus. Nous avons eu du mal à nous faire entendre sur ce cas-là. La maison d’arrêt a contesté nos constatations. Nous y sommes retournés en juillet dernier, et si la vétusté et la surpopulation n’ont pas évolué, une nouvelle équipe de direction a heureusement repris les choses en main de manière positive. 

Quels sont vos moyens d’action, dans ces cas-là ?

L’obstination. Nous y retournons pour vérifier ce qui a été fait. Nous dénonçons de nouveau, jusqu’à ce que les choses avancent. 

Vous est-il arrivé de faire une recommandation en urgence pour un établissement de santé ? 

Absolument. Cela a été le cas en 2016 pour le centre psychothérapique de l’Ain, à Bourg-en-Bresse. Nous avons découvert que, depuis quinze ans, l’isolement et la contention y étaient pratiqués sans aucun contrôle, parfois pendant des années, alors que ces pratiques ne sont autorisées que pour une période de vingt-quatre heures, renouvelable sur décision médicale. L’agence régionale de santé (ARS) n’était pas au courant et la Haute Autorité de santé, qui était passée quelques années auparavant, n’avait rien vu. Voilà pourquoi notre travail est important : lors de nos missions, nous avons l’avantage d’être en immersion totale au cœur de l’établissement, au contact du personnel, des patients et des détenus. C’est ce qui fait la différence. 

Comment la situation a-t-elle évolué ?

Le directeur de l’établissement a démissionné au cours de la semaine de notre visite, et une partie de l’équipe a été remplacée. Notre recommandation en urgence a influencé des travaux législatifs qui étaient alors en préparation. Certaines des propositions que nous faisions depuis plusieurs années ont été reprises par le législateur dans la loi du 26 janvier 2016, comme l’instauration d’un registre ou encore l’obligation impérative d’une décision prise par un médecin pour placer un patient en isolement. La ministre Marisol Touraine a accordé à l’établissement un délai de six mois pour changer ses pratiques et l’ARS suit désormais le dossier de près. Nous y retournerons pour constater nous-mêmes les changements. 

Comment votre institution est-elle perçue ?

Notre réputation a évolué. L’administration pénitentiaire continue de penser qu’elle se passerait bien de nous, mais les hôpitaux psychiatriques nous accueillent plus volontiers. Nous ne sommes plus vus comme une institution sans légitimité car non médicale, comme c’était le cas au début. Au contraire, à la fin des missions, les professionnels de santé nous remercient souvent de leur permettre de réinterroger leurs pratiques. Depuis la publication de notre recommandation au sujet de Bourg-en-Bresse, davantage de professionnels nous écrivent pour nous saisir. Un tabou a été levé. 

Vous êtes à mi-mandat. Quelles sont vos priorités aujourd’hui ? 

Je ne réoriente pas mes objectifs, mais je suis très vigilante car nous avons changé d’époque. Il est très difficile aujourd’hui de faire comprendre que la recherche d’un équilibre entre la demande de sécurité croissante et le respect des droits fondamentaux est importante. Il faut un juste milieu. Or depuis trois ans, cet équilibre n’existe plus dans les lois votées et dans les pratiques des professionnels, notamment des magistrats. Nous constatons une crainte nouvelle. Nous allons vers une diminution du respect des droits fondamentaux et vers un accroissement des mesures sécuritaires. 

Comment ressentez-vous cette crispation ? 

Je la ressens à tous les niveaux, même en amont de la prison. Les détentions provisoires augmentent et durent plus longtemps, les libérations anticipées se font plus difficilement. Les mesures de restriction de liberté, censées viser uniquement les détenus mis en cause dans des affaires terroristes, s’appliquent un peu à tout le monde. Juste après les attentats de 2015, j’ai reçu des lettres de détenus me disant que leurs permissions de sortie leur avaient été supprimées. Tout le monde a peur de l’incident, jusque dans les hôpitaux psychiatriques. Depuis une quinzaine d’années, on a tendance à ouvrir l’hôpital sur la ville, surtout ses parcs, comme à l’hôpital Sainte-Anne. Tout le monde peut venir s’y promener. Cette ouverture est désormais contrecarrée par la crainte croissante des directeurs d’établissement que les patients fuguent ou que du trafic s’y développe. Cette tension générale dans les lieux d’enfermement est préoccupante. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER et MANON PAULIC

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