PRISON DES BAUMETTES, MARSEILLE. La longue coursive est plongée dans le silence. Seules quelques voix résonnent au fond de l’ancien bâtiment de pierre. Au premier étage, un rai de lumière sous la porte des douches communes et la chaleur qui émane des radiateurs lèvent le doute : le lieu est toujours habité. Au printemps dernier, 650 prisonniers ont été transférés de l’ancienne prison des Baumettes vers une nouvelle structure baptisée « Baumettes II ». Depuis, la célèbre maison d’arrêt marseillaise a l’allure d’un vieux navire sur le point d’achever son ultime traversée. Les cellules sont ordonnées, le sol est propre et une partie des livres de la bibliothèque est déjà rangée dans les cartons. D’ici juin 2018, les derniers prisonniers – 750 répartis sur deux bâtiments – seront transférés dans deux nouveaux centres pénitentiaires, à Aix-en-Provence et Draguignan. Le bâtiment dit « historique » sera quant à lui démoli pour laisser place à un nouvel édifice, les « Baumettes III ». C’est la fin d’une époque pour cette prison mythique, institution symbolique de Marseille et source d’inspiration intarissable pour nombre d’écrivains et de cinéastes. 

« Il existe un imaginaire très fort autour des Baumettes », raconte le romancier René Frégni, un habitué des lieux. Chaque semaine, pendant vingt ans, l’écrivain a animé un atelier d’écriture pour une douzaine de détenus. « C’était une prison légendaire, un peu comme le château d’If dans le Monte-Cristo de Dumas ! » Un jour, il a pris soin de compter les portes qu’il avait à franchir pour rejoindre la salle de cours : « Dix-sept ! Je me disais toujours que si un incendie se déclarait, on n’avait aucune chance de s’en sortir. » 

Ouvert en 1939, le centre pénitentiaire de Marseille a toujours joui d’une forte réputation. D’abord utilisé comme camp de transit pour les travailleurs indochinois, puis comme antichambre aux camps de concentration, il a fini par accueillir le gratin du grand banditisme marseillais : Barthélemy Guérini, Francis le Belge, ou encore Tany Zampa. Mais aussi Gaston Dominici et Jean-Marc Rouillan, l’un des fondateurs d’Action directe, ou encore le brasseur d’affaires Bernard Tapie. Sans oublier Hamida Djandoubi : dernier condamné à la peine capitale par la justice française, ce jeune Tunisien de 27 ans est mort guillotiné dans le sous-sol des Baumettes à l’aube d’un matin de septembre 1977. 

Au début des années 1990, alors que les braqueurs à l’ancienne font place aux caïds des cités, l’image de la prison commence à se dégrader. En cause : son état de vétusté et d’insalubrité. Le Comité européen de prévention de la torture (CPT) est le premier à donner l’alerte, en 1991. Dans son rapport, il indique que la soumission des détenus à de telles conditions de détention équivalait à « un traitement inhumain et dégradant ». Neuf ans plus tard, c’est au tour d’une délégation du Sénat de mettre en lumière l’état épouvantable des cellules. Suivront les visites du commissaire européen aux droits de l’homme en 2005, et de la sous-commission départementale pour la sécurité en 2011. Malgré les efforts de la direction, l’état de la prison et les conditions de vie des détenus et du personnel empirent. L’odeur pestilentielle caractéristique a marqué les narines de René Frégni : « Les déchets s’empilaient partout. C’était la prison la plus pourrie ! » Et pour cause : chaque jour, à midi, les détenus triaient leur plateau-repas, lançant par la fenêtre ce qu’ils ne voulaient pas manger. « Ça faisait plaisir aux gabians, les goélands du coin. Ils se jetaient sur les bouts de gras. » Le reste pourrissait sur le sol de la cour, ou suspendu aux barbelés du mur d’enceinte. 

Il faudra attendre 2012 et la recommandation en urgence du Contrôleur général des lieux de privation de liberté de l’époque à l’attention de la ministre de la Justice pour qu’un budget soit débloqué. Après avoir passé douze jours sur place en immersion avec son équipe, Jean-Marie Delarue dénonce une situation épouvantable : cafards dans les réfrigérateurs, installations électriques non sécurisées, absence de cabines de douche et d’eau chaude, toilettes sans cloisons situées tout près des portes des cellules, pannes d’électricité régulières, cours de promenade inondées, jonchées de déchets et de rats crevés. Les vingt contrôleurs n’avaient jamais rien vu de tel. Les détenus s’entassent à trois dans des cellules de neuf mètres carrés. Occupées à 145  %, les Baumettes sont pleines à craquer. 

Cinq ans plus tard, la prison semble être devenue un lieu de vie un peu plus acceptable. À l’intérieur des cellules rénovées, une cloison isole désormais les toilettes. Des caillebotis métalliques fixés aux fenêtres empêchent les détenus de souiller la cour de promenade. Cette dernière, bétonnée, est équipée de caméras de surveillance censées dissuader les règlements de compte entre détenus. Bien que le principe de l’encellulement individuel ne soit toujours pas respecté, les prisonniers partagent désormais leur cellule à deux, et non plus à trois. « On est dans un lieu à échelle humaine, on peut enfin travailler », souffle une surveillante du bâtiment A. Depuis la fin des années 1990, le personnel de surveillance des prisons est également composé de femmes, qui pour la plupart exercent dans des établissements masculins. Aux Baumettes historiques chaque surveillant a désormais 73 détenus à sa charge, soit moitié moins qu’il y a six mois. « C’est le maximum acceptable, poursuit la surveillante. Au-delà, vous ne pouvez plus discuter avec les détenus, et désamorcer le moindre conflit devient compliqué. » Mais l’expérience touche à sa fin. Les activités et le centre de soin ont déjà été transférés dans le nouveau bâtiment, à quelques centaines de mètres de là. 

 

Les Baumettes II 

 

Inaugurée le 9 décembre 2016, la structure des « Baumettes II » se déploie sur une parcelle de 4,7 hectares. Seule la pierre de l’entrée principale, symbole de l’institution et de l’autorité, rappelle les premiers bâtiments construits par l’architecte de l’époque, Gaston Castel. L’ancienne prison, à travers son bâti, se voulait moralisatrice et répressive. Rien n’était laissé au hasard, pas même les plafonds des cellules en forme de cercueil. L’objectif était clair : faire en sorte que la prison hante le détenu à chaque instant, même une fois allongé dans son lit. Le nouveau centre pénitentiaire estompe ce sentiment d’oppression. Par ses murs extérieurs blanc et vert amande, et par sa légère végétation composée de lauriers, d’oliviers et de lavande, il se fond davantage dans le paysage du parc national des Calanques. 

Imaginée par l’architecte Bernard Guillien de l’agence Archi5, la nouvelle maison d’arrêt s’inspire à la fois du plan panoptique et du schéma de la ville. « Tout est sectorisé, explique un surveillant affecté dans l’un des bâtiments neufs. Ça réduit beaucoup les mouvements, tout est plus facile à gérer. » Les douches en cellule constituent la grande nouveauté. « Les douches communes, c’était aussi l’endroit des règlements de compte, poursuit-il. La violence devrait logiquement diminuer. » Sans pour autant minimiser l’impact de ces changements, Pierre Raffin, ancien directeur de prison devenu directeur interrégional adjoint des services pénitentiaires de Marseille, préfère parler d’une simple « évolution, et non d’une révolution ». À ses yeux, le milieu carcéral n’a pas été véritablement bouleversé depuis la construction de la Santé, à Paris, en 1867. Considérée comme la première prison moderne, elle comprenait notamment des toilettes en cellule, à une époque où la plupart des appartements parisiens n’avaient pas l’eau courante. « J’ai du mal à imaginer ce que l’on pourrait inventer aujourd’hui pour apporter quelque chose d’aussi neuf ».

Pour révolutionner la prison, une première étape consisterait à régler le problème épineux de la surpopulation carcérale, fléau de l’immense majorité des maisons d’arrêt françaises. La région du Sud-Est, particulièrement concernée, occupe la deuxième position derrière Paris, avec une densité s’élevant à 152,5 %, certains établissements atteignant les 180 % d’occupation. L’Observatoire international des prisons (OIP) craint que la région ne désengorge certains établissements au détriment de la prison des Baumettes. Or une prison surpeuplée, aussi bien conçue soit-elle, est une prison qui fonctionne au ralenti. 

« Dans les maisons d’arrêt, où les peines sont censées être courtes, il faut pouvoir assurer un véritable suivi », explique Amid Khallouf, coordinateur régional à l’OIP. L’incarcération est souvent synonyme de perte d’emploi et de logement, de coupure avec la famille. Aujourd’hui, en maison d’arrêt, le taux de récidive dans les cinq ans est de 63 %. « Les prisonniers ont besoin d’être accompagnés pour préparer leur réinsertion. » Pour Pierre Raffin, les détenus incarcérés pour trafic de stupéfiants sont particulièrement compliqués à gérer. « Ils ont quitté l’école en sixième et gagnent jusqu’à 30 000 euros par mois, explique-t-il. Pourquoi accepteraient-ils l’idée de trouver un boulot honnête à la sortie ? Parfois, certains se rangent pour les enfants. » Dans le processus de préparation à la sortie, les liens familiaux jouent un rôle fondamental. Pour tenter de les maintenir, des unités de vie familiale ont ouvert dans les nouveaux bâtiments des Baumettes. Depuis la loi pénitentiaire de 2009, tous les prisonniers peuvent en principe en bénéficier. Elles prennent la forme de salons aménagés ou d’appartements aussi spacieux qu’un quatre-pièces. Les détenus et leur famille peuvent y passer entre 3 et 72 heures, une fois par trimestre. Pour l’heure, une quarantaine de prisons sur les 186 établissements français en sont équipées, mais toutes ne sont pas en fonction, par manque de personnel. 

Aux yeux de l’OIP, ces efforts sont notables mais la priorité n’est pas là : « Il faut repenser le sens de la peine en général et imaginer des alternatives à la prison. On incarcère des personnes pour des infractions routières quand on pourrait envisager des travaux d’intérêt général. » Le président de la République a récemment annoncé sa volonté de créer une agence dédiée au développement et à l’encadrement des travaux d’intérêt général. « Mais il a aussi prévu la création de 15 000 nouvelles places en prison, précise Amid Khallouf. Son message est contradictoire. » Au 1er octobre 2017, la France compte plus de 68 500 détenus, pour environ 59 000 places. Plus de 1 300 prisonniers dorment sur un matelas posé à même le sol.

Six mois après leur ouverture, les « Baumettes II » portent déjà les marques du temps. Dans les couloirs, les angles des murs en placo malmenés par les chariots s’effritent par morceaux entiers. Un ballon a enfoncé la paroi du gymnase et dans le quartier disciplinaire, un détenu est déjà parvenu à mettre le feu à sa cellule. « Ça va mal vieillir », murmure-t-on dans les coursives. Soulagés d’avoir quitté les Baumettes historiques, certains surveillants ne peuvent pourtant pas s’empêcher d’éprouver une certaine nostalgie. « Là-bas, avec leurs bulldozers, ils vont avoir du mal à faire tomber les murs. » 

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