C’est moi, la chèvre de monsieur Seguin ! Engoncée dans mon ciré, je lutte et j’attends l’aube. Ce n’est pas le loup qui me guette, mais, plus sournois, le sommeil qui pèse mortellement sur mes paupières, alanguit mes gestes, brouille mes pensées. Après tant de nuits en mer, je sais qu’il n’y a pas d’échappatoire, au plus une connaissance, une reconnaissance chaque nuit d’un combat qui se renouvelle à l’identique. 

Je ne parle pas des nuits en équipage, du rythme des quarts, quand la veille est assurée à tour de rôle. Là, peu importe que le froid fige les muscles et le sommeil fasse cligner des yeux. À heure fixe, la relève fait grincer l’échelle, des visages rougis apparaissent et c’en est fini de lutter. La phrase magique est murmurée : « À vous le soin ! »

Blottie au creux du duvet, bercée par le chuchotement de l’eau contre la coque, je laisse mon corps se dénouer, je m’enivre de ce bonheur atavique : dormir. Dormir en confiant son corps à ceux de dehors, avec la volupté exactement inverse que j’ai éprouvée lorsque j’étais sur le pont et me sentais responsable de ces êtres endormis.

Le vrai combat vient de la solitude, celle que j’ai choisie et, qui plus est, en course. Alors je n’ai ni jours ni nuits, ni fatigues, et encore moins de paresses possibles. L’horizon s’assombrit, les feux de navigation des concurrents s’allument. Ils sont là, tout proches, aux aguets, tendus comme moi, pour rafler quelques places, quelques mètres. Il va falloir barrer, manœuvrer, grappiller à chaque souffle du vent, à chaque vague. 

Le sommeil a ses habitudes et nous avons chacun une horloge interne qui nous dicte des rythmes et des « portes d’entrée » dans le sommeil. Pour avoir travaillé avec des spécialistes, je les connais. La petite somnolence de 22 heures est facile à apprivoiser par un café et quelques biscuits. Il est encore temps de savourer un ciel étoilé, de croire que c’est une chance de passer la nuit seule en mer. Mais l’ennemi ne se laisse pas désarmer si facilement. Il revient à l’assaut, encore et encore, irrésistible comme une marée montante. De mon poste de barre, je note sa progression. Paupières alourdies, frissons, chiffres du compas qui se brouillent. C’est le moment de s’affairer sur un réglage même inutile, de parler à voix haute, de chanter. Le temps passe et ne passe pas, il ralentit, se fait complice du sommeil qui redouble ses attaques. Les yeux maintenant deviennent douloureux, les mouvements plus instinctifs. Quand spontanément je me frotte les avant-bras, c’est le signe que le corps-à-corps est engagé. Je chante de plus en plus fort, sûrement de plus en plus faux et ce qui me vient aux lèvres sont des comptines de plus en plus anciennes dont je n’aurais jamais cru me souvenir.

« Dans ma cabine, y’avait une fille, qui mangeait… »

Que mangeait-elle, cette fille de la chanson ? Peu importe, j’invente, il ne faut pas interrompre le chant, pas laisser de place aux bâillements, faire comme si tout allait bien. Si au moins il est possible de tromper l’engourdissement par une petite manœuvre, c’est autant de gagné. Sinon la barre est ma prison. J’y fais des moulinets d’un bras qui doivent ressembler à des appels de détresse, je tape des pieds.

« C’était un soir à la bataille de réchauffette… ette… ette… »

Je ne chante plus, je grogne, je crie, je laisse sortir des pulsations primitives, comme les guerriers de jadis qui hurlaient pour effrayer l’ennemi. Mais mon ennemi ne connaît pas la peur. Il me regarde m’agiter, éructer et continue son œuvre sourde. 

Je n’ai pas le droit d’abandonner, pas le droit de laisser les petites lueurs des autres gagner vers l’avant et puis ce nuage qui se dessine, il ne faut pas qu’il me cueille au fond de ma couchette, pas que je rate son supplément de brise. 

Lassé de tourmenter le corps, le sommeil s’attaque au cerveau. Je le vois bien cet éléphant, vautré sur la plage avant, je distingue son corps massif, sa trompe au repos. Non, je sais bien qu’il est une forme d’hallucination. Un éléphant sur un voilier ça n’existe pas. Ça n’existe pas… quoique…

C’est l’heure dangereuse, celle des illusions, des mauvaises décisions, des angoisses subites. 

Pied à pied, dans la nuit qui passe, je dispute au sommeil mon agilité et ma concentration. Sur les bateaux alentour, c’est le même combat pour profiter de la faiblesse des autres, tirer un bord salvateur à l’insu de tous, établir une voile inattendue. Ne pas lâcher. S’il le faut, je barrerai debout, pour traquer le moindre assoupissement qui me ramollit les jambes. Tomber réveille, non ?

Et voilà ce moment d’avant l’aube. Je sais son odeur de sueur refroidie, ce sentiment d’être figée physiquement et intellectuellement. La nuit est comme moi. L’infime lumière qui revient la fige, elle aussi, l’épaissit, la fait cailler comme un bol de lait. Derniers combats, dernières claques à toute volée sur le visage. Tu ne m’auras pas, le loup ! Mes cornes sont encore assez acérées pour te repousser. Va ! Disparais avec l’obscurité !

Un œil rouge surgit dans l’est et, avec ses premiers rayons, la chaleur et la vie. Je n’ai plus sommeil et c’est l’heure du café.

Combien de places gagnées ? 

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