Ce lundi du mois de mars, à midi, le Dr A., chirurgienne orthopédiste de l’APHP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris), sort de l’hôpital où elle travaille. En vingt-quatre heures de garde, elle a réparé les fractures des sans-abri alcoolisés du quartier, opéré des patients blessés arrivés des urgences, programmé des interventions, organisé la consultation des opérés de la veille… Arrivée à 7 h 45 le dimanche matin, elle a pu s’allonger quelques heures dans la chambre prévue pour les chefs de clinique de garde. « Au moins le lit est fait, et quand je peux, j’y dors une heure ou deux entre 2 et 4 heures du matin », explique la jeune chirurgienne, qui ajoute : « En revanche, je ne pars jamais directement à la fin de ma garde, je traîne toujours quelques heures de plus pour vérifier que tout est en ordre. » 

Après quinze ans d’études et de stages dans de nombreux hôpitaux, à l’instar de ses confrères, le Dr A. a une certaine expérience de la fatigue. « Interne, je pouvais enchaîner plusieurs gardes dans la semaine. Aujourd’hui, l’emploi du temps des chefs de clinique est plus réglé, mais globalement nous avons tous l’impression d’être fatigués en permanence », conclut celle qui a trouvé dans le sport une façon de soulager la fatigue nerveuse que son métier entraîne. Trois fois par semaine, elle s’exerce à la capoeira, trois heures d’affilée. « C’est une façon de m’apaiser, et de gérer mon énergie. J’ai beaucoup de responsabilités à l’hôpital, je suis en permanence sous tension, concentrée et je dois être efficace à 100 %. » Sur la brèche en permanence, la fatigue nerveuse des médecins est au moins aussi importante que celle engendrée par le manque de sommeil.

Jeune diplômée, le Dr A. témoigne : « Aujourd’hui, je suis presque seul maître à bord dans mon service, épaulée par mes deux co-chefs, et bien sûr le chef de service. Chaque jour arrive avec son lot de premières fois, et je sens que je brûle toutes mes réserves dans ce travail qui me passionne et me pousse à aller au-delà de mes limites. » Au rythme de cinq jours sur sept à l’hôpital, plus les gardes de vingt-quatre heures six fois par mois, l’épuisement n’est jamais très loin… « J’ai dormi quasiment tout le week-end dernier, mon corps avait besoin de récupérer », raconte cette jeune femme brune. Il y a quelques semaines, la chirurgienne a posé seule pour la première fois une prothèse de la hanche. Une opération dont elle est sortie épuisée, « comme après une bataille », raconte-t-elle.

Une vie passionnée, mais une vie réglée, où on paye cher les écarts et la spontanéité dans la vie sociale : c’est aussi le cas de Paul F., pâtissier dans le XIe arrondissement de Paris. Après des études de mathématiques, le jeune homme bifurque vers la boulangerie-pâtisserie. Un choix qu’il ne regrette pas, même s’il admet avoir souvent touché les bornes de l’affaissement total. Depuis un an, Paul a changé d’emploi du temps : il arrive à 5 h 30, et repart vers 15 heures environ. « Je ne suis plus vraiment fatigué, j’ai retrouvé un semblant de vie sociale, ce qui est déjà énorme », explique-t-il. Pendant un an, l’apprenti boulanger se levait avant 3 heures, pour commencer à pétrir à 3 h 30. « Pour avoir des baguettes à 7 heures, il faut commencer très tôt ! » s’amuse-t-il. À 13 heures, lorsqu’il sortait de la boulangerie de l’avenue Parmentier, il s’endormait plusieurs heurs d’affilée, en pleine journée, alors que tous les autres étaient occupés. Décalé, il arrivait à voir quelques amis, mais jamais au-delà de 23 heures. « Tout devait être organisé à l’avance : dans une vie comme celle-là, il n’y a aucune place pour l’imprévu, de peur de mettre des semaines à s’en remettre », conclut Paul.

À l’Hôtel-Dieu, le Dr Arnaud Metlaine, médecin hospitalier spécialisé dans les troubles du sommeil, explique que les travailleurs de nuit dorment en moyenne deux heures de moins que les autres. Cette dette chronique de sommeil entraîne la fatigue et la somnolence dont ils se plaignent régulièrement. « La fatigue est une sensation principalement physique, même si elle peut aussi être mentale. Elle se définit comme la sensation désagréable et pénible d’être incapable de mener à bien ses activités quotidiennes même après une période de repos. Elle est différente de la somnolence, qui est l’incapacité à maintenir une vigilance soutenue après une période de sommeil », indique le praticien. La désynchronisation de l’horloge biologique – le fait de ne plus être sur un rythme classique d’alternance jour-nuit – va à la longue, et de façon certaine, entraîner une fatigue puis une somnolence. Si elle est ignorée, celle-ci peut tourner à la dépression.

Marie-Bénédicte Adda est institutrice en maternelle. Elle travaille à mi-temps car ses insomnies ne lui laissent pas la capacité d’en faire plus. Une vie à compter les gouttes de Tercian, un puissant neuroleptique qui lui permet de s’endormir et dont elle dit dépendre aujourd’hui pour gérer à peu près son sommeil. « Je n’ai pas dormi normalement depuis vingt-cinq ans », raconte-t-elle. Quand sa première fille voit le jour en 1993, Marie-Bénédicte passe quinze jours sans dormir. Une cause hormonale sans doute, mais aucun diagnostic clair n’est établi. Le manque de sommeil l’entraîne dans une lourde dépression dont elle sort avec une ordonnance : antidépresseurs, anxiolytiques et somnifères. Depuis, ce sont les cachets qu’elle prend avec soin qui assurent à Marie-Bénédicte quelques heures quotidiennes de sommeil. « J’ai besoin de cinq heures de sommeil par jour, et en fonction de mon anxiété ou de la nuit de veille, j’adapte le nombre de gouttes de Tercian », affirme celle pour qui l’état de fatigue continuel semble comme une ombre qui l’accompagne en permanence.

Deux filles, des voyages, des amis, un métier qu’elle aime… L’insomnie la poursuit malgré tout dans chaque recoin de son existence. « Quand je suis fatiguée, c’est comme si j’étais malade, j’ai mal aux yeux, je suis nauséeuse. C’est invivable », affirme Marie-Bénédicte. Aujourd’hui, elle participe au réseau France Insomnie et se demande si la recherche peut progresser vers une piste génétique qui expliquerait ces problèmes de sommeil, ceux-ci touchant parfois plusieurs membres d’une même famille. 

Mais, avant de trouver un gène responsable des troubles du sommeil, certains thérapeutes apportent des explications plus pragmatiques à des phénomènes de société. Ainsi, Brigitte Garric-Métois, kinésithérapeute et sophrologue, voit arriver dans son cabinet un grand nombre d’adolescents épuisés. « De nos jours, les jeunes dorment environ deux heures de moins que leurs parents. » En cause, les téléphones et autres tablettes qui perturbent le rythme de nos enfants. Les réseaux sociaux les aspirent véritablement de la quatrième à la terminale, et les conséquences sont directes sur la qualité de leur sommeil, de leur éveil, et de leurs relations aux autres. En 2012, le temps de passage devant les écrans était de cinq heures quarante en moyenne ; il était de neuf heures cinquante-sept en 2017.

Pour la thérapeute, le processus de fatigue qui s’étend comme une tache d’huile dans les collèges et lycées découle de cette évolution : « La qualité du sommeil dépend en partie de la qualité de l’endormissement, et l’exposition à la lumière des portables dans le lit, ainsi que la surstimulation cognitive retarde celui-ci. L’alternance des phases de sommeil se fait moins bien, or c’est pendant les périodes de sommeil lent profond que se fait l’intégration des connaissances acquises la journées, et que la véritable récupération se met en place. » Voilà comment 25 % des adolescents sont en carence de sommeil et 6 % dorment moins de six heures par nuit. À un âge où la qualité du sommeil doit être particulièrement préservée, les conséquences de ce déséquilibre sont visibles rapidement : la baisse des défenses immunitaires, une plus grande difficulté à gérer ses émotions et surtout un déficit des qualités de concentration. Génération connectée, génération épuisée… 

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