Une immense expérience est en cours sur nos esprits, et nous n’avons aucun repère pour savoir quelles en seront les conséquences. Disant cela, il ne s’agit nullement de pointer un quelconque agenda caché, ou une volonté intentionnelle dissimulée, simplement un système économique mondial qui a mené à un arraisonnement très profond de nos vies, jusqu’à en perdre peu à peu le sommeil. Les addictions technologiques, combinées aux nouveaux modes de vie suscités par le néolibéralisme, ainsi qu’aux nouveaux rapports au travail qu’il engendre, réduisent en effet considérablement la durée du sommeil de l’homme contemporain, passée à sept heures et quart en moyenne pour un Français, quand elle était de huit heures pour la génération précédente, et même de dix heures au début du siècle passé. Avons-nous besoin de moins de sommeil que nos ascendants ? Rien n’est moins sûr. Pour l’universitaire new-yorkais Jonathan Crary, professeur à Columbia, nul doute, c’est bien le capitalisme qui est aujourd’hui à l’assaut du sommeil, ainsi qu’il l’écrivait dans un livre troublant, traduit par le philosophe Grégoire Chamayou en 2014 (Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte). « Des marchés actifs vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, des infrastructures globales permettant de travailler et de consommer en continu, c’est à présent le sujet lui-même qu’il s’agit de faire coïncider de façon intensive avec de tels impératifs. » D’où la valorisation parallèle de leaders survoltés et soi-disant increvables, dormant quatre mythiques petites heures, quand ils ne veillent pas tels des lynx, en business class sur un vol transatlantique. 

Ainsi le sommeil serait-il selon Jonathan Crary le « dernier rempart à la pleine réalisation du capitalisme », un moyen de résistance aux injonctions du biopouvoir, la latence désintéressée du temps de repos physiologique enrayant le processus d’activité effrénée, et de consommation sans répit, sous les lumières artificielles d’une planète où le soleil ne se couche plus. Tandis que l’armée américaine travaille actuellement aux moyens d’allonger jusqu’à une semaine, voire deux entières, le temps de veille sans affection des performances physiques et mentales, sera-t-on un jour confronté à une humanité aux affaires sans temps morts ? 

À certains égards, le capitalisme réaliserait dans ce cas le fantasme de la femme amoureuse tel que la romancière Violette Leduc, admirée par Simone de Beauvoir, l’exprimait dans Je hais les dormeurs (Le Chemin de fer, 2006). Une phénoménologie très subtile des rapports amoureux lorsqu’ils sont mutilés par une inégalité de position entre les hommes et les femmes. Alors que l’homme s’enchanterait à regarder sa compagne dormir à ses côtés, certain que pendant le temps du sommeil, elle n’appartient qu’à lui et ne risque pas de lui échapper par ses rêveries, il en irait tout autrement pour la femme. Le sommeil de l’homme aimé serait au contraire vécu comme un abandon intolérable, presque une trahison. « C’est d’un regard hostile que la femme contemple cette transcendance foudroyée. » Elle déteste cette inertie animale, ce corps qui n’existe plus seulement pour elle, mais en soi. Ainsi le sommeil serait-il pour l’amante un temps de non-sens subi, d’impuissance douloureuse. Le capitalisme aussi est notre maîtresse tyrannique, lui qui ne veut jamais que nous trouvions le sommeil, pour que grâce à ses bienfaits nous vivions les yeux grands fermés. 

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