La fatigue est-elle un mal propre à notre époque ?

Pour ce qui est de la chronofatigue, c’est-à-dire de la fatigue liée au décalage entre nos rythmes de vie et ceux de notre organisme, c’est certain. Notre corps est doté d’une horloge interne, génétiquement programmée, qui nous pousse à respecter les horaires pour lesquels nous avons été construits. Or tout ce qui peut empêcher la production de mélatonine – une hormone liée à la pénombre et à l’obscurité et qui est responsable de l’endormissement – va nuire aux rythmes biologiques. L’invention de la lumière artificielle – la maîtrise du feu il y a un million d’années, puis celle de l’électricité – a fait de nous la seule espèce animale sur la planète à ne plus être en accord avec notre donneur de rythme traditionnel, le soleil. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon médical, le retard de phase. Et cette situation s’est aggravée depuis quelques années avec l’apparition de la lumière bleue des écrans – télévision, tablettes, smartphones, liseuses rétro-éclairées… Lorsqu’ils sont consommés après le dîner, ceux-ci peuvent accentuer ces retards de phase. Or notre cerveau est équipé d’un thermostat, au vrai sens du terme : il faut que notre température baisse pour qu’on puisse s’endormir, avant de remonter pour qu’on soit en forme le matin. Or, plus on retarde l’abaissement de la température, plus on retardera la remontée le matin, et donc un réveil avec une intense sensation de fatigue.

Quels sont les effets de cette fatigue sur notre organisme ?

Une étude de l’INSEE a montré qu’on observe généralement le lundi matin un pic régulier pour les accidents de voiture, les infarctus du myocarde et les tentatives de suicide. Pourquoi ? Parce que le lundi matin est un moment où on est souvent déphasé après le week-end, avec une température interne encore basse au réveil : le corps a moins de tonus physique, la réactivité est plus faible et le moral est en berne. Il faut bien réaliser que la fatigue matinale s’apparente à une forme mineure de dépression. À chaque fois qu’on se couche plus tard que d’habitude, on crée la panique dans notre organisme. Je connais des adolescents qui ont développé des épisodes dépressifs simplement parce qu’ils ont fait la fête plusieurs soirs de suite ! Car la grasse matinée n’a rien d’une solution, elle nous éloigne encore davantage de notre rythme habituel – il vaut mieux, en ce cas, se lever à l’heure rituelle, faire des micro-siestes (pas plus de vingt minutes) dans la journée, et se coucher plus tôt le soir.

Dort-on moins que par le passé ?

Non, ce n’est pas le temps de sommeil qui a changé, mais les horaires et la qualité de ce sommeil. Jusqu’au XIXe siècle, la nuit se déroulait généralement en deux temps : on se couchait à la tombée du soleil, vers 21 heures, puis on dormait jusqu’à 2 heures du matin. On se levait alors pour manger, prier, boire, partager un moment familial, avant de se recoucher vers 4 heures, jusqu’au petit matin, vers 7 ou 8 heures. C’est ce qu’on appelle un sommeil biphasique, dont on retrouve encore la trace en Andalousie, à d’autres horaires. Aujourd’hui, on dort d’une traite, et toujours en moyenne entre sept et huit heures par nuit, un nombre d’heures qui est génétiquement programmé pour chaque individu, tout comme le fait d’être du soir ou du matin. Simplement, on dort souvent moins longtemps en semaine, et beaucoup plus le week-end. La moyenne est la même, mais la qualité est bien moindre, car les grasses matinées ne sont pas aussi réparatrices qu’on le souhaiterait.

À quoi ressemble justement un sommeil réparateur ?

On parle de « sommeil réparateur » car c’est pendant le sommeil profond qu’est produite l’hormone de croissance dont nous avons besoin pour permettre aux cellules de se régénérer. Pour les bébés ou les enfants, c’est essentiel tout au long de la nuit – on observe d’ailleurs qu’un enfant qui dort dans un environnement bruyant va connaître des retards de croissance importants. Chez l’adulte, c’est au cours des deux premiers cycles de sommeil, quand la température est encore décroissante, qu’on fabrique la quasi-totalité de l’hormone de croissance : cela correspond aux trois premières heures de sommeil, aux horaires habituels de sommeil. Si vous êtes programmé banalement pour dormir de 23 heures à 7 heures, votre sommeil profond – et donc réparateur – aura lieu avant 2 heures du matin. C’est là le noyau dur du sommeil, celui auquel il ne faut pas toucher – et auquel, hélas, on touche le plus souvent ! S’il faut vraiment réduire le temps de sommeil, il vaut mieux rogner sur celui du matin. Il faudrait d’ailleurs le rappeler à nos adolescents : révisez, envoyez vos messages, regardez des vidéos sur votre smartphone à partir de 5 heures du matin, vous serez beaucoup moins fatigués !

À quoi sert le sommeil alors, après ces trois premières heures ?

Une étude allemande a montré qu’on pouvait réduire facilement le sommeil de trois heures, à condition ensuite de faire des micro-siestes dans la journée autant que nécessaire. Mais si on dort sept heures par nuit, c’est aussi pour laisser du temps à l’organisme pour nettoyer les toxines accumulées dans la journée, réinitialiser le système immunitaire, baisser la tension artérielle et la fréquence cardiaque… Autant d’activités essentielles pour la santé de notre corps. 

Un Français sur cinq souffre d’insomnies. À quoi sont-elles dues ?

C’est un problème qu’on peut rapprocher d’un phénomène qu’on appelle le sommeil-sentinelle : lorsque l’organisme perçoit un danger, il se met en mode sentinelle et provoque des réveils multiples qui permettent de vérifier que l’environnement est sûr. On l’a constaté chez des animaux qui sont la proie de prédateurs, mais aussi dans une tribu de Tanzanie : chez eux, tout le monde dort bien, sauf les personnes âgées. Celles-ci sont chargées de veiller, la nuit, sur le reste de la tribu, tandis que les guerriers, les femmes, les enfants ou les malades profitent du sommeil pour récupérer, afin de pouvoir accomplir le lendemain leurs tâches diurnes. Or ce sommeil-sentinelle perdure aujourd’hui en raison même de notre vie moderne, qui nous force à interagir, chaque jour, avec des centaines d’inconnus et multiplie les facteurs de stress. Il a été maintes fois prouvé que le stress diurne augmente l’insomnie nocturne. Et les nouvelles technologies n’arrangent rien : dès que nous entendons la moindre vibration de notre téléphone, pour un appel ou un message, notre corps se met en alerte et nous allumons notre écran – ce qui crée de nouveaux décalages. Mais les insomnies ne sont pas le seul trouble du sommeil auquel nous sommes confrontés.

C’est-à-dire ?

Une partie de la population – 4 % des femmes et 6 % des hommes – souffre d’apnées du sommeil, en raison de l’obstruction des voies respiratoires. Et ces apnées réduisent fortement la qualité du sommeil, entraînant de grandes fatigues diurnes. Or elles sont encore mal connues, et donc mal traitées : pour une partie des individus, le simple arrêt, le soir, de produits comme l’alcool, les somnifères ou autres substances toxiques résoudrait leur problème, tandis que d’autres auront besoin d’un appareillage.

Les applications censées nous aider à dormir sont-elles bienvenues ?

Aucune équipe de chercheurs au monde n’est encore parvenue à mettre au point une analyse automatique du sommeil fiable, donc il ne faut pas espérer qu’un smartphone y parvienne de sitôt. Ensuite, avoir un appareil connecté dans sa chambre me paraît être une très mauvaise idée d’un point de vue médical, a fortiori pour les jeunes enfants. Mais il existe des systèmes non connectés intéressants, comme les simulateurs d’aube, par exemple, qui permettent de renouer assez intelligemment avec le réveil préhistorique dû à la lumière.

Comment aborder sereinement le passage ce week-end à l’heure d’été, qui va retirer une heure de sommeil ?

Si vous êtes du matin, réjouissez-vous, vous allez enfin retrouver vos horaires ! Si vous êtes du soir, vous pouvez vous y préparer en vous réveillant un quart d’heure plus tôt chaque jour, et en prenant un milligramme de mélatonine le soir pour vous endormir, une demi-heure avant l’heure souhaitée. Vous pourrez ainsi remettre vos pendules à l’heure de façon naturelle. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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