Attention ! un crime peut en cacher un autre. Aux défenseurs des kiosquiers, de l’encre d’imprimerie qui noircit les doigts, du journal papier qu’on parcourt nonchalamment avec un expresso au café du coin, il se trouve toujours quelque esprit fort pour répondre en s’esclaffant : « Mais voyons, c’est fini cette époque ! » Ainsi serait-il aussi ridicule de défendre la presse papier à l’heure de Facebook que de prôner le retour de la marine à voile au temps de l’aviation civile. Ou la réouverture des mines pour lutter contre le chômage en Lorraine. L’agonie des points presse dans les villes serait inéluctable, relèverait de la marche de l’histoire, d’une évolution contre laquelle il serait vain et même aberrant de lutter. Pourtant, disons-le haut et fort, cette présentation de la situation est trompeuse. La bataille pour la défense des kiosques n’a rien d’un combat d’arrière-garde. Ceux qui sont en train d’organiser l’étranglement de ces points presse sont d’ailleurs les mêmes ou les alliés de ceux qui abîment aujourd’hui les rédactions historiques qu’ils ont rachetées, les mêmes que ceux qui étouffent l’indépendance de la presse dans le pays. Tout cela participe en réalité du même mouvement, de la même catastrophe en cours dans l’espace démocratique. 

On empêche les lecteurs d’accéder au papier en liquidant les kiosques, et on prétend ensuite que cette façon d’accéder aux informations ne les intéresse plus, à preuve le plongeon de plus en plus spectaculaire des ventes à l’unité de journaux. Un cercle totalement vicieux dont l’issue ne pourra hélas qu’être fatale, au train où vont les choses. Or on sait pourtant, d’après l’exemple de l’édition, que la lecture sur écran n’a nullement succédé à la lecture sur papier, ce que d’aucuns anticipaient comme un phénomène inéluctable : les liseuses n’ont pas connu le boom escompté, le livre papier résistant envers et contre tout, notamment chez les moins de vingt-cinq ans. Pourquoi la chose qui vaut pour les romans de poche ne serait-elle pas valable pour la presse ? Est-il même certain que l’on s’informe pareillement lorsqu’on voit mollement passer des gros titres sponsorisés par les géants des télécoms sur un écran d’iPhone, ou à travers la démarche volontaire d’acheter l’exemplaire d’un grand quotidien, s’il était aisément accessible sur le chemin de son travail ? Est-il certain que l’acte de lire un journal ait le même poids, le même sens dans les deux cas ? 

Hélas ce genre de questions n’est même plus posé, les oligarques entre les mains desquelles désormais reposent presque tous les grands titres étant uniquement dans des logiques court-termistes, et non dans une réflexion sur la préservation d’un monde de mots et d’idées, écosystème de longue date réputé pour sa fragilité. 

Ainsi la crise actuelle de Presstalis, organisme de distribution dont tous les kiosquiers déplorent les maltraitances, est-elle en grande partie gérée par le directeur général du Monde, homme lige du patron de Free, dont la contribution à l’existence d’une presse affranchie est pour le moins controversée. Pour son malheur, la presse est le seul domaine d’activité qui soit tombé entre les mains d’acteurs n’ayant nul souci véritable de sa pérennité et de son rayonnement. À la limite, sa faiblesse arrange même ses actionnaires, qui se méfient de l’activité journalistique lorsqu’elle est exercée dans les règles de l’art et avec indépendance. Plus rapide, moins chère, moins libre, voici la presse que veulent ses nouveaux propriétaires, qui sont aussi ses bourreaux. 

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