Derrière son comptoir, au milieu des babioles et des souvenirs, on aperçoit à peine le kiosquier. Seul son visage émerge entre les jeux de cartes, les tours Eiffel miniatures, les magnets pour réfrigérateur, les tabliers de cuisine, les peluches, bonnets, gants, parapluies et écharpes à la gloire de Neymar. L’amas d’objets déborde sur le trottoir, obligeant les promeneurs et les cols blancs pressés à se serrer le long de la grille du jardin qui jouxte le kiosque couleur vert bouteille. En principe, la réglementation impose à Benoît Larigaldie de vendre uniquement du papier, quelques boissons et paquets de chewing-gums. Mais, à l’instar de ses confrères, il n’a eu d’autre choix que de diversifier sa marchandise pour survivre. 

C’était l’un des plus grands kiosques de Paris. Une référence dans le milieu, il y a vingt ans. Au commencement de l’avenue de Wagram, sur la place de l’Étoile, les habitués et les passants s’y arrêtaient pour acheter la presse quotidienne, hebdomadaire et, surtout, des magazines de charme. Ces derniers assuraient la majeure partie du chiffre d’affaires. Chaque mois, la revue pornographique Hot Vidéo se vendait à 200 exemplaires. Aujourd’hui, s’il en écoule une quinzaine, Benoît Larigaldie s’estime satisfait. La presse, dans son ensemble, ne lui rapporte plus rien. Sur chaque titre vendu, 10 à 15 % du prix de vente tombent dans sa poche, soit l’équivalent d’une « vingtaine d’euros par jour, quarante parfois », porno inclus. Une misère, et certainement pas de quoi garantir un salaire.

« Sur le trottoir » depuis quinze ans, selon ses termes, le quadragénaire a vu la vente des journaux s’effondrer sous son nez sans pouvoir réagir. Il en connaît les causes. Il y a d’abord eu l’émergence de la presse gratuite, « la mise en place de campagnes d’abonnement agressives de la part de certains éditeurs », et la numérisation quasi générale de tous les titres. Et puis, surtout, sa bête noire. Celle qui lui donne la boule au ventre lorsqu’il enfourche son vélo pour aller ouvrir son kiosque. Presstalis. Le mot qui siffle à ses oreilles suffit à faire plisser ses yeux bleus de colère. Le leader de la distribution de la presse n’est pour lui qu’un « système d’amateurs qui nous prend pour des cons » et qu’il n’hésite pas à rendre responsable de la mort lente et douloureuse des kiosquiers de Paris et du reste de la France. « Les erreurs de livraison, de retours d’invendus – qui représentent 70 % de la livraison quotidienne –, les pertes de colis et les refus réguliers de prise en compte des réclamations » l’ont usé jusqu’à la moelle.

À côté d’un tel désordre, ses conditions de travail lui paraissent presque moins pénibles. « Le froid et l’humidité en hiver, les 42 degrés en été, devoir pisser dans une bouteille à cause de l’absence de toilettes, les 70 à 100 heures de boulot par semaine et les jours d’ouverture imposés, d’accord. Mais un bordel pareil, non ! » Il n’a pourtant pas le choix, Presstalis a le monopole. « On est pieds et poings liés ». 

Derrière sa caisse, assis en équilibre sur le tiroir d’un meuble de fortune, il ouvre un cahier rose aux pages griffonnées de dates, de chiffres et de titres de presse. La liste des réclamations. Trois à quatre fois par semaine, il est contraint de rendre compte des erreurs constatées au sujet du nombre de journaux livrés et rendus. Il faut ensuite attendre plusieurs semaines avant d’être recrédité. « Depuis la grève des kiosquiers à l’automne dernier, ça va un peu plus vite », mais Presstalis continue d’ignorer un grand nombre de ses réclamations. « Sans parler des réassorts. Avant, un coursier à moto nous livrait dans la demi-heure. Maintenant, les employés de Presstalis lisent nos mails à 10 heures, quand il est déjà trop tard. »

Pour prouver sa bonne foi et assurer ses arrières, Benoît a installé des caméras de surveillance sous lesquelles il comptabilise ses invendus. Chaque fois que Presstalis met en doute sa parole, il repasse les bandes. « Et puis ça dissuade les voleurs. » Sauf peut-être ce vieux monsieur aux cheveux blancs qui, quelques semaines plus tôt, s’est discrètement rempli les poches de dizaines de magnets. Ou encore ce duo professionnel de la fauche qui a tenté de l’attirer hors de son kiosque pour lui subtiliser sa caisse.

Benoît Larigaldie connaît bien sa ville, il sait qu’elle n’est pas des plus douces. Dans le quartier, les touristes sont souvent les premiers visés « par des bandes qui les dépouillent ». Le kiosquier endosse naturellement un rôle de vigie. « C’est une présence rassurante dans la rue, surtout à l’époque où le kiosque ne fermait pas la nuit. » Il est convaincu de son utilité sociale et de la nécessité de sauver le métier. « Le kiosque, c’est le repère des égarés. » Chaque jour, entre 200 et 300 personnes s’y arrêtent pour demander leur chemin. Il prend toujours la peine de leur répondre, mais « fermement, pour qu’ils ne répètent pas leur question ». Un passant en plus, c’est aussi un client en moins. À Wagram, il s’est attaché aux touristes étrangers et prend plaisir à converser en anglais, en espagnol, en russe parfois. Pour cet ancien employé du TGV Atlantique, c’est une autre manière de voyager. C’est aussi sur eux qu’il compte désormais pour maintenir sa fragile affaire à flot et faire en sorte que son kiosque, parmi les quelque 400 autres qui quadrillent Paris, ne devienne pas à son tour un vulgaire magnet de frigo, symbole d’un lointain souvenir du temps où la presse vivait encore. 

Portrait par Manon Paulic

 

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