Pour essayer d’envisager ce que pourrait être l’après-crise, il est bon de se souvenir du moment culturel dans lequel cette crise est survenue. La planète entière partage désormais une « cyberculture », celle du Web et de l’Internet où tout est référencé de façon dématérialisée : de la médecine à l’éducation, en passant par le travail, les affaires, les échanges internationaux et le commerce, mais également les minuscules actes quotidiens de l’état civil, de la vente et de la location de maison ou de voiture, l’achat de places d’avion… Une sorte de pellicule virtuelle enveloppe comme une peau immatérielle les moindres aspects de notre vie et fait disparaître la réalité matérielle du monde. C’est ce qui a donné un caractère unique à cette crise sanitaire... Par le biais de l’information continue, parlée mais surtout largement documentée par l’image, il semble parfois que nous évoluons dans un scénario où la vraie vie appartient à un récit tragique, une narration ininterrompue, sans fin ni sens.

Sur le plan de la mortalité générale, la pandémie en elle-même, quoiqu’elle ait fait un grand nombre de victimes, n’a pas représenté une hécatombe si on la compare aux épidémies historiques telles que la peste noire de 1346 ou la grippe espagnole de 1918. En France, elle a été mesurée à l’aune des effectifs et des capacités en réanimation de l’hôpital public, aussi bien que des possibilités d’accueil des établissements médicaux et médico-sociaux. Si les chiffres semblaient considérables, c’était surtout un effet d’optique.

Mais c’est l’immense crise médiatique, politique et sociologique qui a représenté, et représentera sans doute encore longtemps, un phénomène sans précédent. Le matraquage inédit sur toute la Terre d’un immense récit terrifiant, mortifère, légitimé et relayé par toutes les formes d’expertise, d’autorité scientifique, administrative, politique et institutionnelle, a créé un moment singulier de stupeur civilisationnelle.

C’est dans ce contexte que s’est déroulée la propagation épidémique d’une panique silencieuse, d’une angoisse de mort, comme il ne s’en était pas produit de mémoire d’homme. On peut la rapprocher de la légende – qu’elle soit vraie ou fausse – qui veut qu’en 1938 un mouvement de panique monstre ait été provoqué au sein de la population des États-Unis par l’émission de radio d’Orson Welles adaptant, comme s’il s’agissait d’une vraie actualité, le roman de son presque homonyme H.G. Wells La Guerre des mondes, paru en France en 1900. Le président Macron, au début de la pandémie, a présenté la situation en affirmant : « Nous sommes en guerre. » Une guerre bien étrange, contre des ennemis invisibles mais mortels sortis d’on ne sait où – d’un marché alimentaire de bêtes sauvages à Wuhan, d’un laboratoire secret P4 de savants fous, de pangolins ou de chauve-souris –, déclenchant une épidémie de peur, tandis que se répandait une épidémie de virus. L’information anxiogène se déchaînait en continu alors que l’on préconisait de s’enfermer chez soi. Elle a suscité un psychotraumatisme immatériel et un effroi considérable.

Autrement dit, il se passait dans notre pays une sorte d’hypnose par la fabrication constante d’images et de paroles, nous laissant assommés et sans réaction autre que l’épouvante. (J’avais jadis emmené mes enfants voir le dessin animé de Walt Disney tiré du Livre de la jungle, où l’on voit le serpent Kaa hypnotiser Mowgli pour l’endormir avant de tenter de le dévorer : par analogie, sans utiliser le nom de « sidération collective », nous avions, avec des amis, créé par dérision le « syndrome de Kaa ».)

Avec la crise, à cause de la crise, on peut penser que cet état stuporeux va durer. La peur de la mort sera encore exploitée pour faire accepter d’autres contraintes sanitaires. Comme l’on voit sur les paquets de cigarettes d’horribles images de cancer pour faire peur aux fumeurs, on verra sans doute longtemps des images, débats et émissions en continu, qui serviront à faire accepter des mesures inconfortables. Car demain viendront d’autres calamités, voire d’autres épidémies. Cet après-Covid laisse entrevoir la prolongation de la résignation, cette acceptation d’une fatalité… pour notre bien !

Nous sommes, en cette crise mondiale finissante, entrés dans un no man’s land. Nous ne sommes plus dans le cœur actif du foyer épidémique qui se transforme, semble-t-il, en endémie : le virus sera durablement installé et évoluera non plus par vagues, mais par bouffées, plus ou moins saisonnières, qui changeront les comportements collectifs. Cette nouvelle société de rupture ne sera pas identique à l’avant-Covid, ni non plus au temps du Covid, elle favorisera toutefois les agrégations identitaires déjà perceptibles avant l’épidémie, sous forme de ruptures multiples : vaccinés versus non vaccinés, anciennes contre nouvelles générations. Mais, sous les dehors résignés d’une société qui n’ose pas formuler de revendications sur des décisions de santé et adhère implicitement aux décisions relevant du secret impulsées par la lutte contre les virus, il y aura – chacun le pressent – des phénomènes nouveaux.

Dans son célèbre livre La Nuit de Walpurgis, Gustav Meyrink décrit une violence qui, après avoir sommeillé sous des eaux calmes, éclate soudain en un puissant mouvement de masse induit par des suggestions répétées, incontrôlables et brutales, durant un état de torpeur apparent et portant peu à peu un retour de l’obscurantisme. Des auteurs comme Thomas Mann ou Max Frisch laissent aussi entrevoir de tels phénomènes, et ces mouvements sont d’autant plus à redouter dans l’après-crise, que nos sociétés démocratiques sont corsetées, dans les villes et dans les bourgs, par une hypersurveillance, matérielle et immatérielle – les caméras de reconnaissance faciales se doublent d’une autosurveillance et des contraintes biologiques du suivi de santé. Ces systèmes de prévention de plus en plus complexes seront le prix du progrès et de la recherche de l’« état complet de bien-être de la santé » décrit par l’OMS. La rupture culturelle est prévisible, entre, si l’on ose dire, les anciens au sens propre du terme, préoccupés par leurs problèmes de santé et les dangers du vieillissement, et les modernes, soit les plus jeunes, moins intéressés par ce type de questions que par les changements dramatiques du climat et par la transformation de l’environnement. Les enfants et les jeunes, durablement touchés tout au long de la crise, garderont de ce moment une cicatrice psychique et le manifesteront dans la reconstruction de la société.

Dans ce contexte, bien que nos gouvernements laissent envisager un retour des jours heureux, un contresens va s’installer au niveau économique : le terme de « reprise » ne signifie pas la même chose pour les deux catégories de la population qui, l’une comme l’autre, ne souhaitent certainement pas payer celle-ci à un prix trop élevé. Les politiques devront donc se montrer prudents quant à la réindustrialisation et, surtout, à l’usage de l’énergie, pour encourager les commerces, le transport aérien et maritime, tandis que les mouvements de populations, les grandes migrations, vont s’amplifier. Bien des certitudes vont être ébranlées et il faudra changer en profondeur les grands systèmes d’éducation et de santé. Dans l’antichambre de l’après-crise qui bruisse de rumeurs, de violences et d’incertitudes face aux défis nouveaux auxquels notre civilisation va être confrontée, la parole politique, la parole institutionnelle devront être renforcées. Elles ont été, lors de la crise, démonétisées et ont souvent perdu leur légitimité, ce qui mettra sans doute en danger les principes démocratiques, rendus fragiles par les lois successives et l’« état d’urgence ». Ces contraintes et ces interdits risquent de faire monter, une fois la crise passée, des violences pulsionnelles. Certains pourront y voir un effet d’aubaine pour mettre en place un traitement encore plus fin des affaires du monde, et même et surtout de la santé, par les algorithmes et l’intelligence artificielle, insufflant plus de dynamisme, mais également d’inhumanité au projet de l’homme augmenté, voire à la chimère d’une fusion homme-machine promue par Elon Musk. Au risque de balancer entre, d’un côté, la dynamique progressiste du changement et de la construction par une pulsion de vie et, de l’autre, ce que Freud a parfois suggéré comme une pulsion de mort, l’esprit de conservation de personnes qui ne vivent que dans et par les plaisirs des jours, des moments festifs, et repoussent toute idée de changement et d’évolution.

Les populations, qui ont été scindées par ce choc culturel porté par la connaissance de leur finitude, vont avoir tendance à s’amalgamer autour d’identités d’appartenance. Risque d’advenir le temps des gourous – des maîtres qui vont remplacer par l’irrationnel les paroles confisquées lors de la crise. Le grand problème qui se pose déjà, et qui prend une forme sans doute plus terrifiante encore que la pandémie, est celui du changement climatique. Un phénomène qui va demander aux populations à travers le monde non pas une évolution de leur vie quotidienne et de leurs comportements, mais une métamorphose. L’épidémie aura été comme une répétition pour nos attitudes sociologiques et pulsionnelles face à ce drame immense, encore lointain mais qui s’avance. 

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