La détérioration de notre vie démocratique saute aux yeux les moins avertis. Des indices objectifs la mesurent : depuis les législatives de 2017, pas une élection n’a récolté moins de 50 % d’abstention. Le nombre d’adhérents dans les partis politiques est en chute libre depuis trente ans. Les comportements électoraux des citoyens sont de plus en plus erratiques. À ces indicateurs objectifs s’ajoutent des indices plus subjectifs. La confiance dans les institutions publiques s’érode. Le divorce semble consommé entre une part toujours plus importante de nos concitoyens et la démocratie représentative. Bien sûr, ces indicateurs mesurent d’abord une crise de la citoyenneté : une majorité grandissante de nos compatriotes ont perdu foi dans leur capacité à peser sur le cours des choses. Mais à cette crise de la citoyenneté – crise du demos – s’ajoute une crise du pouvoir d’agir de l’État-nation démocratique, une crise du kratos. Concurrencé par des entités publiques supra-étatiques comme la Commission européenne ou les multinationales, infra-étatiques comme les collectivités territoriales ou para-étatiques comme les autorités administratives indépendantes, l’État-nation républicain qui était au centre du jeu démocratique après 1945 semble de plus en plus impuissant à honorer sa triple promesse de liberté, d’égalité et de fraternité. Bien évidemment, il existe une relation de circularité entre crise de la citoyenneté et crise de l’efficacité : plus l’État-nation semble impuissant à résoudre les problèmes collectifs, plus les citoyens perdent foi dans la vie démocratique.

Notre démocratie est mortelle ; ils ne sont plus si rares ceux qui la jugent irrécupérable et appellent à changer de système. Respectivement 59 % et 41 % des Français interrogés par l’Ifop en 2018 accepteraient de confier le pouvoir à des technocrates non élus ou à un « homme fort ». Nous devons résister à ces tentations autoritaires. Mais pour ce faire, il est besoin de réinventer profondément notre système politique. La tâche est d’autant plus ardue qu’il n’existe aucune solution institutionnelle miraculeuse. Ce n’est pas par la grâce d’une assemblée constituante que le désenchantement civique sera aboli, contrairement à ce que semble croire au moins un candidat à l’élection présidentielle. Il n’existe pas d’assemblage institutionnel idéal. Il faut plutôt poser le problème en ces termes : comment à la fois reconstruire la légitimité démocratique de l’État-nation républicain et lui redonner pleine efficacité face aux défis titanesques qui sont les nôtres, à commencer par le changement climatique, mais aussi le vieillissement démographique, la transition numérique ou encore la transition productive ?

Dans l’histoire tumultueuse de notre pays, les grandes transformations sont souvent nées d’un bouleversement majeur. C’est dans le chaos de la Révolution que jaillit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Les grandes lois de liberté de la IIIe République ainsi que la politique d’instruction publique ont été pensées en contrepoint de la défaite française de 1870 face à la Prusse. Les reconstructeurs de la France d’après-guerre étaient hantés par la débâcle de 1940.

À chacun de ces moments exceptionnels, le pays a su se mettre d’accord sur un « pacte tacite » entre toutes les forces de la nation. En 1945, des femmes et des hommes très dissemblables – communistes, socialistes, gaullistes, chrétiens-démocrates – ont par exemple réussi à s’entendre sur un compromis productif et social. En échange d’un immense effort d’industrialisation et de modernisation de l’économie française qui suppose la mobilisation de tous les travailleurs, les ordonnances de 1944 créent la Sécurité sociale et le préambule de la Constitution de la IVe République proclame les droits économiques et sociaux. Cette méthode de fabrication des compromis a eu ses lieux et ses héros. Le Commissariat général au Plan dirigé par Jean Monnet fut par exemple une institution importante d’élaboration de grands compromis socio-économiques autour de la mécanisation de l’agriculture, de la politique énergétique ou encore de l’industrialisation du pays. Le Plan était une véritable ruche, en marge de l’administration, où l’on retrouvait aussi bien des hauts fonctionnaires et des responsables politiques que des experts, des patrons ou encore des syndicalistes. Si de Gaulle a popularisé l’image de la IVe République comme d’un régime instable qui s’est fracassé sur la guerre d’Algérie, la réalité est plus nuancée : derrière les gouvernements éphémères et les coalitions parlementaires erratiques, il existait des institutions où toutes les composantes de la société, jusqu’aux communistes, se parlaient et élaboraient des compromis.

Nous avons besoin d’un nouveau pacte productif et social, d’une ambition systémique comparable à celle de 1945 ou de 1870. Celui-ci ne naîtra pas d’une guerre, et c’est heureux. Il naîtra d’un immense effort de délibération collective. Ce n’est qu’avec la volonté résolue de prendre au mieux en charge les immenses défis qui se présentent à nous que l’on réparera la légitimité aussi bien que l’efficacité de notre démocratie. Dans le système actuel, dominé par la technocratie, les politiques s’écharpent face caméra, et, tandis qu’ils s’agitent sur scène comme dans un théâtre d’ombres, on devine que ce sont les bureaucrates qui agissent en coulisses. Dans le système délibératif du nouveau modèle français que j’appelle de mes vœux, il sera possible d’élaborer des compromis au sujet des grandes transitions qui nous affectent tous. Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population, la soutenabilité de la dette, la lutte contre l’inégalité sociale ou territoriale, la transformation numérique, la menace terroriste… Ces défis ne sont ni de droite ni de gauche, ils ne sont propres ni aux patrons ni aux salariés – ils appartiennent à tous et à chacun et requièrent un diagnostic partagé ainsi qu’un haut niveau de consensus social.

Comment, alors, fabriquer ces consensus ? S’il n’existe aucun système institutionnel parfait, il paraît néanmoins essentiel de mieux prendre en compte le temps long dans nos institutions. Par exemple en déconnectant la fonction présidentielle du mandat parlementaire. Avec l’introduction du quinquennat et l’inversion du calendrier, le président de la République, loin de s’être mué en hyper-président comme on le prétend depuis Nicolas Sarkozy, est en réalité devenu un hyper-Premier ministre. De la même manière, le démantèlement d’institutions comme le Plan ou la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) a été préjudiciable à la culture du temps long au cœur de l’État.

Moins que jamais la fabrication de consensus ne pourra être l’apanage de l’État, impuissant et solitaire – impuissant parce que solitaire. Il sera nécessaire de coconstruire les grandes politiques de prise en charge des transitions en associant les corps intermédiaires, le monde économique, la société civile et bien sûr les citoyens. Aussi bien au niveau national que dans les territoires. Ces lieux et ces institutions d’un nouveau genre restent à inventer. Mais ils seront nécessaires pour éviter le soliloque impuissant de l’État et le désalignement des forces vives face au tsunami du changement climatique, face à la révolution de la longévité ou face à la disruption numérique. 1945 est devant nous. 

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