Demain l’aube se lèvera sur les crêtes et caressera le ventre roulant des nuages. Elle les dissipera dans l’air encore froid, dans un ciel soudain clair qui a pâli depuis longtemps déjà, un ciel crayeux où les étoiles s’éteignent et où la nuit détrempée, la nuit d’encre et de laque soyeuse, la nuit pleine encore des cris mystérieux et sauvages de la forêt, s’efface comme un songe jamais assouvi, la nuit s’éblouit et se voile, à l’aube, et se drape d’un ciel à présent déjà bleu, bleu pâle, bleu de gin-tonic ou de glace, d’iceberg en train de fondre, à mesure que le soleil gagne, qu’il va bientôt apparaître. Il embrase d’abord la cime des arbres et les toits des maisons. De l’horizon aveuglant déjà se déverse sur le paysage une marée de lumière au galop sautant d’un pan de montagne à l’autre, glissant au toboggan des collines ou découpant les faces et les arêtes scintillantes des immeubles, bondissant à une vitesse prodigieuse par-dessus des vallées entières, filant au ras du monde, au plus près des choses et les faisant surgir comme si elles apparaissaient, chaque matin, soudain pour la première fois.

Les arbres se raniment et prennent une inspiration profonde. On dirait qu’ils frémissent. Les oiseaux s’en échappent par centaines en nuées assourdissantes. Un coq chante quelque part. Un renard court, ventre à terre, la queue basse, il regagne son terrier avant les premières voitures. Une chouette rentre de la chasse sans un bruit ni un battement d’ailes, dans un silence de film au ralenti. Le vent s’est tu. Je serai là.

Je marcherai dans les rues désertes – elles l’ont toujours été à l’aube. Souviens-toi, elles ont été totalement vides. À peine si l’on y croisait seulement quelques soldats de la deuxième ligne, comme on disait, les caissières, les employées qui embauchent au petit matin dans les centres de tri, les gares de terminus, dans les rues du moindre village les éboueurs, les cantonniers et leurs ballets de gyrophares et d’alarmes de position, puis les gars du bâtiment qui se changent dans la cabane en plastique des chantiers, ampoule nue au plafond, en slip, le casque déjà sur la tête, la porte entrouverte, à cligner des yeux en s’étirant là dans le froid, tous ceux qui n’ont jamais arrêté de bosser, tous ceux grâce à qui on a continué, grâce à qui on a vécu malgré tout en somme, le livreur arrêté au cul du magasin sur le parking désert, bien avant l’ouverture, la professeure en train de préparer le tableau du jour, la date et la leçon, d’une écriture d’enfant, tous les petits fonctionnaires et les services indispensables, les commerces de première nécessité, et finalement il y eut les libraires, tiens, c’était quand même une bonne nouvelle, ça par exemple, que les livres fussent un bien de première nécessité, pour ne pas devenir fou, parce qu’il y avait tout de même de quoi devenir fou, certains ne se gênaient pas d’ailleurs et comme toujours, en première ligne comme on disait, les hôpitaux, les services des urgences où les petits vieux débarquaient en râlant sur leur brancard – ça râle toujours les petits vieux, et ceux-là sifflaient comme s’ils avaient un trou dans la gorge et qu’il y passait du vent, entre deux quintes de toux, descendus du camion des pompiers, de l’ambulance ou de l’hélicoptère jaune et rouge qui avait atterri, plus tôt dans la nuit, sur le terrain de foot du village qui sert comme ça d’héliport pour les pauvres, en cas d’urgence absolue, et qui arrivent donc au CHU en même temps que les bataillons d’infirmières qui se croisent dans le petit matin – elles sont cernées les infirmières, habillées un peu n’importe comment à force de faire la nuit le jour, d’avoir un casier métallique à la place du dressing, de ne plus regarder le ciel, seulement la météo, cela aussi c’est une caractéristique des gens de l’aube, parce que quand ils partent de chez eux il fait encore nuit, alors on ne sait pas bien s’il pleuvra encore aujourd’hui, on ne sait pas bien si le jour qui se lève apportera, pourquoi pas du mieux, du réconfort, peut-être du bonheur tant qu’à faire, ça fait des millions d’années que ça dure, que ceux qui voient se lever un nouveau soleil espèrent, chaque fois, qu’il sera différent – et pourquoi pas ? on ne sait jamais, comme dit la chanson : une nouvelle aube, c’est un nouveau jour, c’est une nouvelle vie.

Demain l’aube se lèvera, chassera les nuages, et pour un temps le temps sera suspendu, indécis. Les toitures et les feuillages des arbres sortiront de l’ombre de la nuit, comme s’ils s’étaient cachés pour nous faire une surprise. Il y aura quelques cris d’oiseaux. Le souffle d’un moteur passant au loin. Je me glisserai dans notre lit. J’observerai, me levant sur un coude, sous tes paupières tes pupilles qui roulent dans les prairies de rêves secrets. J’observerai ta peau qui craque au coin des yeux et se fendille au bord des lèvres, dans l’esquisse d’un sourire ou le souvenir d’un baiser. Je serai là, comme tous les jours depuis bientôt vingt-cinq ans. Et je ne sais pas si ça suffit pour faire un nouveau jour, mais je t’aime. 

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