Quelles leçons tirez-vous de cette période exceptionnelle que nous avons traversée ?

Lors d’un séminaire en ligne avec le dalaï-lama et des scientifiques organisé par l’institut Mind and Life Europe [dont Matthieu Ricard est membre] sur le thème de notre humanité commune en temps d’incertitude, un intervenant danois, Andreas Roepstorff, a présenté une enquête réalisée auprès de 1 600 personnes dans 130 pays lors du premier confinement. 17 % des gens avaient très mal vécu cette situation. Des personnes suicidaires, dépressives, exposées aux violences domestiques, à une solitude insupportable, à la précarité ou à la maladie. Mais, chose plus audible parfois dans la presse, 50 % des gens témoignaient d’un ressenti très positif. Ce n’est pas une offense à ceux qui ont souffert de le dire. Ceux-là ont apprécié leur reconnexion avec la nature, avec les leurs, le fait d’avoir du temps pour soi, de ralentir. Une analyse sémantique des interviews a aussi montré qu’il y avait davantage de « nous » que de « je », si on compare avec d’autres enquêtes. C’était le signe d’un sentiment collectif. On n’était pas ensemble physiquement, mais on partageait la même aventure : une humanité commune en temps d’incertitude.

La plupart des gouvernements avaient pris des mesures draconiennes, que les peuples ont souvent suivies. Si seulement une partie de cette détermination pouvait soutenir des décisions en faveur de l’environnement, on avancerait ! On ne serait pas dans le « bla-bla-bla », comme dit Greta Thunberg. Enfin, j’ai pris conscience que bien des gens avaient du mal à se retrouver seuls avec eux-mêmes. C’est déconcertant. Notre culture ne valorise pas ces outils-là. On fait beaucoup pour être en forme, pour se cultiver, pour apprendre. Mais on ne sait pas gérer notre esprit, à qui nous avons pourtant affaire du matin au soir, et qui peut être notre meilleur ami comme notre pire ennemi.

Quelles ressources apporte, selon vous, le bouddhisme ?

On peut définir le bonheur comme une manière d’être dont les différentes composantes peuvent se cultiver : la bienveillance, la liberté intérieure, la paix intérieure, la résilience, tout ce qui nous donne les ressources intérieures pour gérer les hauts et les bas de l’existence. Le bouddhisme offre des outils pour cultiver ces qualités sur le long terme. Les neurosciences ont également montré que cela est possible par le biais de la plasticité du cerveau.

Parmi les grandes réflexions du bouddhisme, l’une porte sur le caractère éphémère de toute chose. La pandémie nous a-t-elle forcés à prendre conscience de cela ?

L’impermanence est comme la loi de la gravité : qu’on l’accepte ou non, cela ne change rien. Vouloir s’accrocher à la permanence est irréaliste. On dit : il faut que ça dure ! Ma jeunesse, ma santé. Quand ça ne dure pas, on est frustré. Si on accepte que la vie est un flot dynamique, un changement permanent, que la mort est certaine mais que son heure est imprévisible, cela n’a rien de morbide. Cette conscience donne une valeur plus grande à chaque instant qui passe. « Ce n’est pas que nous manquons de temps, mais que nous en gaspillons beaucoup », observait Sénèque. C’est une réflexion très bouddhiste. La vie passe comme un geste furtif. Il faut garder à l’esprit l’impermanence et la mort. Utiliser au mieux son existence présente. Un ami qui mourait d’une fibrose des poumons regardait les passants dehors en me disant : ils ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont de respirer. Un proverbe bouddhiste dit qu’on doit se sentir fortuné de pouvoir respirer à nouveau après avoir expiré. Il faut prendre toute la mesure de la valeur du temps, de la vie humaine.

Dans la période que l’on connaît, mettre en pratique l’altruisme est-il la condition pour s’en sortir ?

Il faut oser la bienveillance. C’est un mot plus accessible. Il dit la considération d’autrui, le soin d’autrui, le care. La coopération. C’est la seule planche de salut. Certains disent que c’est un « discours de Bisounours ». Il n’empêche : cherchez un seul concept qui permet d’asseoir autour d’une même table des spécialistes de l’environnement, des décideurs politiques, des entrepreneurs sociaux, des mères de famille qui veulent nourrir leurs enfants à la fin du mois… Ce n’est pas l’égoïsme qui sera le lien, le fil d’Ariane, car chacun verrait alors ses intérêts immédiats ou à plus long terme, et ce serait un dialogue de sourds. Considérer autrui, c’est vouloir remédier à la pauvreté au sein de la richesse, c’est réduire les inégalités, c’est permettre aux gens de s’épanouir dans leur travail et dans leur vie de tous les jours. C’est aujourd’hui plus que jamais qu’il faut prendre en considération le sort des générations à venir et des huit millions d’autres espèces qui sont nos concitoyens en ce monde. Mon bonheur et ma souffrance se construisent avec le bonheur et la souffrance des autres. Sur les bols qu’on achète en Bretagne avec notre prénom peint, il faudrait marquer en lettres très fines tout autour : les autres, les autres, les autres…

Pouvez-vous préciser cette notion de bienveillance ?

La bienveillance, c’est comme les cercles de l’eau sur un étang. Le dalaï-lama emploie souvent cette idée : biologiquement, nous sommes équipés pour prendre soin de nos enfants et des plus faibles, les malades, les personnes âgées, qui sinon ne survivraient pas. Pour étendre le cercle, il faut un processus cognitif. Pourquoi ne pas étendre la bienveillance aux autres enfants, aux adultes, à ceux que nous ne connaissons pas.  Pourquoi ne pas souhaiter à tous les êtres de ne pas souffrir ? Reconnaître cela, c’est entrer dans une forme d’interdépendance. C’est ce qui nous relie : le souhait premier de ne pas souffrir.

Vous distinguez l’empathie et la compassion. L’empathie nous paralyse ?

Pas exactement. L’empathie est donnée par l’évolution. On la voit chez les primates et d’autres espèces animales. C’est l’effet que l’émotion de l’autre, joie ou souffrance, a sur vous. Les réseaux neuronaux de la souffrance sont activés pareillement : vous souffrez en voyant quelqu’un souffrir. C’est une empathie affective. Il y a aussi l’empathie cognitive : on s’imagine ce que l’autre ressent sans le ressentir soi-même. L’empathie est nécessaire pour connaître la situation de l’autre. Mais il y a aussi un risque si vous n’êtes que dans l’empathie et êtes exposé à la souffrance en permanence, par exemple comme soignant ou comme travailleur social avec les migrants et les sans-abri. Aux États-Unis, la moitié des soignants souffrent ou vont souffrir d’un burn out. La détresse empathique nous épuise. La neuroscientifique Tania Singer a observé que la compassion, la bienveillance, activait des aires cérébrales différentes de celles de l’empathie. Tournée vers l’autre, elle est l’antidote à la détresse empathique.

Comment passer de l’empathie à la compassion ?

Imaginez une mère avec son enfant mourant. Elle ne supporte pas et fait les cent pas dans le couloir. Mieux vaut qu’elle lui tienne la main, avec calme et douceur. J’ai entendu une infirmière me dire : « J’ai une telle joie à soulager ceux qui souffrent, j’essaie de leur apporter le plus d’amour possible, mais je n’ose pas le dire à mes collègues, car elles vont se moquer de moi. » Je lui ai dit : « Vous avez la solution ! »  Une méditation bouddhique consiste à remplacer chaque atome de souffrance par un atome d’amour.

Que peut apporter la méditation ?

Ce n’est en aucun cas une façon dissimulée de propager le bouddhisme, qui a une aversion pour le prosélytisme. La boîte à outils du bouddhisme peut être utilisée dans un milieu laïque, sécularisé. Notre esprit traduit les conditions extérieures en bien-être ou en mal-être. On peut être misérable dans un petit paradis et afficher une joie de vivre dans un slum, un bidonville de Calcutta. On le sous-estime : cultiver ses ressources intérieures est très précieux. L’entraînement de l’esprit, qui est le mot correct pour la méditation, sert à cela. Tout le monde a un esprit ! Il y a toujours quelque chose à améliorer. Certains disent : on ne peut rien faire. Cela revient à dire : je suis malade, mais la médecine n’existe pas. On peut agir, des moyens existent : aussi bien par l’expérience de 2 500 ans d’approche contemplative que par les neurosciences, qui le démontrent : si vous vous entraînez, vous changez. C’est à vous de le faire. C’est une forme de paresse que de décréter : ce n’est pas pour moi. Par l’entraînement de l’esprit, on peut éroder les toxines mentales qui empoisonnent la vie des autres – la haine, l’arrogance, la jalousie, l’obsession, le manque de discernement – et cultiver ce qui favorise l’épanouissement – la bienveillance, la force d’âme, la liberté intérieure, des qualités qui font qu’on vit une vie plus équilibrée. Dans l’expression « développement personnel », je n’aime pas le mot « personnel ». Certes, il faut bien commencer par soi, mais je préfère le développement altruiste, une transformation de soi-même pour ensuite contribuer à aider autrui ou à transformer le monde. Mais ce n’est jamais soi-même pour soi-même. C’est comme un mendiant qui voudrait donner un banquet à cent mendiants. Il n’a pas les moyens de le faire. Il faut d’abord avoir quelque chose à donner, à partager.

Où est le salut pour l’avenir ?

J’en reviens à Victor Hugo : « Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est venue. » Le temps est venu d’oser l’altruisme de façon habile. Ce n’est pas un lavage de cerveau. L’État n’a pas pour mission d’expliquer comment être heureux ou de dire : « Soyez altruistes. » Mais il peut créer les conditions qui permettent la coopération.

Un économiste de Zurich, Ernst Fehr, a imaginé un jeu : dix personnes reçoivent 20 euros en étant libres de les investir ou non dans un système coopératif. La somme mise par ceux qui décident de coopérer est doublée. Les gains sont ensuite partagés entre tous les participants de l’expérience, qu’ils aient ou non misé. La condition est de faire confiance. Au début, 75 % des participants font confiance. Les profiteurs sont laissés libres de ne pas participer, mais obtiennent des gains. Au bout de quelques tours, la coopération tombe à 15 %. On introduit alors une punition altruiste : les profiteurs sont pénalisés. Ils finissent par accepter de jouer le jeu en se disant qu’ils auront aussi leur part, sans pour autant être devenus altruistes : ils voient juste leur intérêt. La coopération remonte à près de 100 %. Il faut donc créer de la régulation pour permettre à ceux qui le veulent de coopérer.

L’essentiel dans la vie, quelle que soit la longueur du chemin, c’est d’avoir la conviction intime qu’on marche dans la bonne direction. J’ai ce sentiment grâce à mes maîtres spirituels. On dit dans le bouddhisme que « la persévérance est la joie en forme d’effort ». En gardant l’esprit du débutant. On dit aussi que l’eau des qualités ne demeure pas au sommet du rocher de l’orgueil. Autrement dit, si on pense qu’on sait tout, on n’apprend rien. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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