L’entreprise n’a pas échappé au grand mouvement d’évolution, depuis l’entité ayant pour objet la création d’un profit qui rémunère son actionnaire vers celle qui donne un travail et assure la rémunération d’un salarié, puis encore contribue à la dépense collective en payant des impôts, à l’État-providence par les charges sociales, et, plus généralement, fournit un service ou un produit auquel le fournisseur trouve avantage à contribuer, tout comme le client trouve intérêt à l’acheter. Or, il ne semble pas que ce soit son ultime stade d’évolution.

Il est signifiant de relever qu’entreprise et société tendent à devenir un. La polysémie du terme « société » préfigure en effet une certaine maturité. Les Anglo-Saxons ne font pas de society et de company des synonymes, le second seul renvoyant à l’entreprise. Dans notre langue française, en revanche, les deux mots, n’en font qu’un, quoiqu’ils recouvrent des réalités un peu différentes si on les considère sous l’angle purement juridique.

Si l’argent a longtemps été l’unique monnaie d’échange, de transactions, l’écosystème s’est sophistiqué comme les êtres humains derrière chaque client, salarié, fournisseur, actionnaire, banquier…

L’argent seul ne suffit pas à la création de valeur ; l’argent ne permet pas d’évaluer par lui seul la création de richesse ; de cette universalité de droits et obligations convergentes à l’heure de la prospérité aux intérêts divergents à l’heure de la pénurie, l’entreprise est devenue un être à part entière, dépassant la somme des individus la composant, avec une légitimité propre, un intérêt social plus large que l’intérêt individuel et plus ciblé que l’intérêt général.

L’entreprise est devenue plus que la mine qui fait vivre les familles, elle est devenue une ambition, un modèle parfois au secours de la religion, de l’école, de la famille, parfois de l’hôpital et de l’État.

Si l’on peut parfois regretter que cette évolution soit un palliatif ou un substitut pour des acteurs ne parvenant plus à atteindre leurs objectifs, on peut aussi se réjouir de la noblesse et de l’honneur que l’entreprise porte en elle.

La marque incarne souvent la personnalité de l’entreprise, et les dirigeants comme les communicants, les commerciaux, les recruteurs et chaque collaborateur de l’entreprise ont la responsabilité d’exprimer ce qu’est l’entreprise plus que ce qu’ils sont eux-mêmes. L’entreprise s’humanise, se personnalise.

L’entreprise, avec ses règles et ses codes, est un espace de liberté protégé, une forme de sanctuaire où le respect de l’autre est une règle intangible, où la diversité est désormais recherchée et encouragée…

La cause et la conséquence se confondent : est-ce la recherche d’un profit optimal qui a conduit l’entreprise à valoriser tout ce que l’humain porte de mieux en lui, l’humain étant tout à la fois l’individu dans son humanité et l’humanité tout entière présente dans le collectif ? Ou est-ce que le bien-être d’hommes et de femmes épanouis et heureux dans leur travail a eu pour effet une meilleure performance ?

Quelle est la performance idéale : faire le meilleur profit ou faire le plus d’heureux possible ?

La seconde ambition sert indéniablement la première dans le long terme. La fidélité, l’engagement, le courage, la solidarité ouvrent les portes du temps long. Ce qui fait souvent défaut à nos économies rapides, dont l’horizon de l’exercice comptable est trop souvent encore l’étalon de l’évaluation de la réussite.

Les femmes et les hommes se mobilisent aujourd’hui autrement. Les jeunes sont mobiles, ils ne craignent pas de changer d’employeur et ne sont prêts à donner ce qu’ils sont que pour une cause, ou si ce qu’ils font dans leur travail a du sens. Le salaire, l’argent n’est pas suffisant.

L’entreprise a la responsabilité de préserver, voire de sauver la Terre ; elle ne peut plus s’autoriser à appauvrir les ressources et doit rendre autant qu’elle prélève ou plus. C’est un juste équilibre. L’entreprise, cet ensemble de relations nombreuses entre un environnement et des individus à travers différents cercles des acteurs – clients et commerciaux, fournisseurs et acheteurs, actionnaires et managers, employeur et employé, holding et filiale, consommation et création… – doit se penser comme une balance : au moment du bilan, l’actif égale le passif. Elle doit être équilibrée.

L’entreprise doit être juste et équitable. Une juste rémunération, un salaire égal pour un travail égal (l’index Pénicaud, de contrainte, est devenu étendard) ; elle doit permettre l’équilibre entre vie pro et vie privée ; elle participe à la satisfaction de ses clients autant qu’à l’accomplissement de ses travailleurs – accompagner la maternité, la maladie, le retour à l’emploi, la formation toute la vie…

La principale richesse de l’entreprise est les ressources humaines, en son sein comme au-dehors.

S’il s’agissait par le passé de mobiliser ces ressources humaines au bénéfice de l’entreprise, il s’agit aujourd’hui de mobiliser l’entreprise au service de ses ressources humaines ; mouvement d’échange, au principe même de l’entreprise.

L’heure du chief happiness officer, de la RSE, du mécénat, du devoir de vigilance, illustre des ambitions renouvelées et élargies par rapport à des devoirs plus immédiats de sécurité au travail ou de travail en équipe, par exemple.

Le télétravail, imposé ces derniers mois par le confinement, a révélé de nouvelles possibilités d’équilibre personnel entre vie pro et vie privée, mais il a aussi, à certains égards, reverticaliser la relation professionnelle. Le lien s’est parfois réduit au bilatéral – le plus souvent entre manager et collaborateur, client et salarié, ou fournisseur et employé… Le tout orchestré par l’intermédiaire de l’écran ou du téléphone. Ce faisant, le coup de main lors d’un coup de chaud au bureau, la transmission d’informations dans les couloirs, autour de la machine à café ou lors de la pause cigarette s’est étiolé, et ce collectif a pu manquer à beaucoup.

Il faut toujours veiller et permettre aux équilibres de se maintenir pour que le bien-être, le « mieux-vivre » l’emporte sur l’« avoir plus » ou l’« avoir mieux ». Le télétravail a importé le travail à la maison tandis que la maison s’est un peu retirée du travail. L’optimisation des bureaux et des surfaces occupées conduisent largement à favoriser des espaces désindividualisés : on change de bureau ; plus de photos des enfants ou des copains ; terminé la plante verte que l’on soigne chaque jour… Pour compenser l’entreprise offre des lieux de coworking qui ressemblent à notre salon, avec des baby-foots et des terrasses.

Tout est possible pour autant que l’individu trouve son bonheur et son équilibre. Il y aura encore certainement des ajustements et des équilibres à trouver.

La crise économique tant redoutée a été jusque-là évitée et l’entreprise a été protégée en France par une politique publique volontariste de soutien et de protection, à l’instar de ce qui s’est fait dans les pays voisins. Mais, dans la mondialisation, l’on voit bien que les écarts entre les pays conduisent à des mouvements de balancier et sacrifient ou pénalisent les uns par rapport aux autres, parfois dans des domaines différents : une économie plus dynamique d’un côté, mais une écologie sacrifiée de l’autre ; des travailleurs non protégés à un bout de la planète et des chômeurs accompagnés ou indemnisés à l’autre bout… La maturité différente des économies expliquera que l’effondrement de l’activité de production et de vente de services pendant le confinement ait des conséquences variables selon les pays. En France, en Europe, la dette ne sera pas effacée, même si l’inflation pourra certainement absorber une partie du problème.

Il est donc vraisemblable que la dette publique, accumulée globalement au niveau de l’État, et la dette privée, souscrite de manière disparate au niveau des entreprises, devront être remboursées.

Il faudra pour cela une surcréation de richesse. Un travail renforcé, plus productif, des opérations de cession et de rapprochement générant des synergies… Il y aura sûrement des défaillances, sur un temps long toutefois qui permettra d’accompagner les malades et le rebond. Dans ces périodes, l’humain est encore plus mobilisé. Il faut à la fois décider, communiquer, rassurer, fixer un cap, travailler et souvent croire et garder la foi. Accepter les priorités, faire des choix, imposer des efforts, voire des sacrifices pour préserver l’essentiel et permettre le retour du développement. Qu’il est complexe dans ces moments d’expliquer que les suppressions d’emplois s’imposent pour sauver l’entreprise et permettre un avenir et de nouvelles promesses d’embauches. Assumer la fragilité, les difficultés, la maladie de l’entreprise – même si le Covid en est la raison – suppose une grande distance et une forte capacité de conviction. Il faudra à la fois un leader et un collectif, l’un portant l’autre.

Comme l’homme, l’entreprise est confrontée aux choix, à la crise, à la respiration, de la contraction à l’expansion. Mais l’entreprise, bien plus que l’homme, objective les difficultés et les réponses à y apporter. Une sorte d’être de raison.

En toutes circonstances, le triptyque travail-éthique-bienveillance pourrait être la clé de la réussite de l’entreprise, lui offrant des outils et des moyens : par le travail, la mobilisation de l’énergie individuelle pour créer de la valeur ; par l’éthique, les règles des affaires et le respect de l’intérêt social et de l’intérêt général ; et par la bienveillance, le sens de l’action. D’où une entreprise heureuse au service d’individus heureux, dont les qualités ultimes seraient la gentillesse, le courage et l’humilité. Les deux se nourrissant mutuellement dans une société où la liberté fait écho au courage et au travail, la fraternité à la bienveillance et à la gentillesse, et l’égalité à l’éthique et à l’humilité. 

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